Depuis le début de la crise du Covid-19, les organisations vivent une situation inédite. Traitée comme une crise sanitaire liée à la pandémie, cette crise s’inscrit aujourd’hui dans la durée. Elle oblige ainsi les organisations à maintenir un niveau d’activité économique. Dès lors il ne s’agit plus de gérer une crise mais une trajectoire avec des épisodes de crise. Les entreprises doivent alors s’adapter à la crise tout en préparant sa sortie et en capitalisant pour développer leur résilience.
PASSER D’UNE CRISE À UNE TRAJECTOIRE DE CRISES
Faire front à la crise
Depuis la mi-mars 2020, l’ensemble des organisations vivent LA crise, celle liée au confinement et au maintien d’un niveau de production minimum en fonction des secteurs d’activité. Les invisibles sont devenus de plus en plus visibles. Ils mettent ainsi en avant des catégories d’acteurs comme les livreurs, les caissiers et toutes les personnes devant gérer des transactions non dématérialisables. Le monde s’est construit après cette date en trois lignes selon le président de la République, lors de son allocution le 13 avril 2020. La première ligne est celle des soignants. La deuxième concerne les chaînes alimentaires, logistiques et tous les processus vitaux à maintenir. La troisième ligne, enfin, est celle de l’ensemble de la population.
Confinement et déconfinement : des épisodes de crise
Plusieurs signaux ont fait émerger le sentiment que ce n’est pas une crise avec un début et une fin mais une trajectoire critique avec une succession d’épisodes de crises. Par exemple, l’annonce à mi-avril de la perte de 8 % du PIB crée de ce fait une situation de décroissance économique inédite depuis 1945. A cela s’ajoute notamment le discours du Premier ministre le 19 avril 2020 sur le fait que les vaccins ne seraient disponibles qu’au premier semestre 2021. Le confinement est un épisode de crise, le déconfinement en sera un autre.
Le 13 avril, le président de la République évoque une sortie « progressive » du confinement le 11 mai. Cette annonce a été vécue à la fois comme un soulagement d’avoir une date mais aussi de manière anxiogène sur la manière dont cela va se dérouler. De leur côté les entreprises se préparent pour le déconfinement et comment travailler avec un risque toujours présent. Les dirigeants d’entreprise doivent gérer deux changements de crise en très peu de temps avec le souci de continuer à fonctionner et de développer une capacité de résilience organisationnelle.
Sauvegarder l’activité des entreprises
De très nombreux salariés se sont alors retrouvés en télétravail et/ou dans des fonctionnements mixtes nécessitant une adaptation avec un risque sanitaire inhérent. Les organisations ont alors mis en place des plans de sauvegarde de l’activité tant d’un point de vue opérationnel qu’économique.
Dans un premier temps, les entreprises ont géré la crise du Covid-19 comme un élément exogène contraignant. Elles ont ainsi pris des mesures liées à la nécessité du confinement avec une promesse implicite que ce mode de fonctionnement avait une durée et que les organisations retrouveraient rapidement un fonctionnement dit normal.
GÉRER LA CRISE DU CONFINEMENT
La stratégie des entreprises s’est transformée en habileté pour maintenir de l’activité de manière contrainte avec des législations existantes, des nouvelles dispositions contingentes, un marché bloqué et des salariés en état de choc émotionnel.
Expliciter la peur par l’échange
La crise est un choc émotionnel qui remet en cause des acquis. Elle montre également la fragilité de quelque chose qui paraissait comme naturel : la survie de soi-même et de ses proches. Cette peur peut altérer le comportement, le jugement mais aussi la qualité de la vie sociale. La peur nécessite d’être explicitée au travers de la parole et de l’échange entre personnes. Un changement créé toujours un choc. Mais le Covid-19 touche ce que l’on appelle les sécurités ontologiques des personnes : ce qui fonde leur équilibre psychologique et existentiel.
Innover pour trouver des solutions opérationnelles
La réponse des entreprises a été, d’une part de stabiliser les chaines de production primaires quand cela était possible. D’autre part, elles ont développé l’innovation pour s’adapter. Enfin, elles ont recouru à des modes de fonctionnement différents. Les industriels de l’agroalimentaires et les acteurs de la logistique ont sécurisé leur production et les approvisionnements. Une des premières actions des coopératives agricoles de légumes en conserve a été de revoir les contrats de fourniture avec les producteurs. Les entreprises Air Liquide, PSA, Renault et Schneider se sont associées pour produire des respirateurs. La notion d’innovation est clé pour trouver des solutions dans l’instant présent et de manière opérationnelle.
Trouver ce que l’on ne cherchait pas
La capacité d’adaptation est importante, on parle de sérendipité. Ces découvertes, fruits du hasard constituent une importante source d’innovation. Les entreprises doivent par conséquent réinventer leurs modes de fonctionnement et de coordination. Elles développent par exemple la notion de distanciel, qui consiste à travailler à distance de chez soi. Il serait illusoire de penser revenir à « la normale ».
CE QUE LES ENTREPRISES DOIVENT ET DEVRONT GÉRER
La santé psychologique des salariés
L’accompagnement des salariés par le management est nécessaire. Il doit prendre le temps de s’assurer de leur état psychologique. En effet, aujourd’hui 25% des salariés confinés présentent un risque de dépression nécessitant un accompagnement.
La parole du leader
Dans un contexte incertain, les équipes développent une forte attente en matière de communication. Un dilemme se pose en période de crise : être plus ou moins alarmiste pour sensibiliser. La périodicité de la communication est un point clé. Quand le leadership doit-il intervenir ? La communication doit s’inscrire dans un rite dont la périodicité est calée sur les attentes.
Elle a un double objectif : capter l’attention et en même temps donner des éléments pour gérer la peur due à ce choc. Les communications descendantes permettent de diffuser un message. Toutefois, il est important que les personnes puissent échanger entre elles sur le vécu de la situation. Le fait d’être dans un collectif composé de personnes qui vivent les mêmes émotions, canalise ainsi la peur.
Dans la façon de communiquer, nous retrouvons un tryptique : constat, explication, proposition. En effet, la compréhension permet de mettre en œuvre des processus de résolution.
L’importance des acteurs opérants
Qui fait ? Qui est en première ligne ? Ceux qui sont en première ligne prennent davantage de risques. Ces derniers doivent être valorisés reconnus collectivement. L’expertise, le courage, la volonté mais aussi parfois les contraintes font de certaines personnes la première ligne. Cela pose la question du développement des postures en mode Delivery (prendre des risques, engager l’action, produire, gérer les contraintes, utiliser les ressources, finaliser).
Le déplacement des besoins
Le modèle de progrès basé sur la consommation et la promotion sociale est fortement ébranlé. Le plus important n’est de consommer des biens et des services pour satisfaire des besoins sociaux mais de rechercher un sens d’utilité sociétale. Les travaux sur la création de sens (Weick) mettent en avant trois types de besoins qui conditionnent l’engagement des personnes. Il s’agit des besoins de sécurité, d’avenir et de reconnaissance..
Les personnes doivent pouvoir exercer leur activité professionnelle mais aussi sociale sans craindre pour leur vie et leur santé. Les membres d’une collectivité en attendent des éléments de reconnaissance tant matériels (rétribution) que symboliques. Ce besoin est en relation avec la théorie de la justice sociale et les perceptions d’équité et d’iniquité. Ainsi, le leadership est là pour répondre à ces besoins. Tous les acteurs décisionnels ont un rôle de leadership. En effet, des parents au président de la République en passant par les chefs d’entreprises, tous proposent, à leur échelle, un projet à la fois pour gérer et sortir de la crise.
"Les individus sont à la recherche de signaux forts et faibles qui leurs permettent d’entrevoir un futur possible."
David Autissier
« L’innovation ordinaire »
Aujourd’hui nous avons une situation d’urgence. Nous devons trouver des solutions rapides, venant bien souvent du terrain. L’innovation ordinaire permet une forme de sérendipité. Il s’agit de trouver des solutions par de multiples « bricolages » qui peuvent s’avérer être pertinents et faire avancer la connaissance. Pour cela, il faut sortir du cadre et proposer des solutions dans une logique de prototypages et de tests. Ainsi les entreprises peuvent répondre à l’urgence de la crise et à ses problématiques. L’innovation c’est aussi se mettre en posture de penser que tout est toujours possible créant ainsi une énergie existentielle. L’innovation ordinaire offre une réponse immédiate. Par exemple, lorsque les étudiants des facultés de pharmacie décident de produire de la solution hydroalcoolique. Il s’agit de produire dans l’urgence quelque chose qui est utile pour la collectivité en fonction de ses compétences et des ressources à disposition.
RÉSILIENCE ORGANISATIONNELLE =
Communication + Leadership + Innovation ordinaire + Réponse immédiate + Acteurs opérants
VERS UNE TRAJECTOIRE DE CRISES
Les organisations vont devoir développer leur résilience pour s’inscrire dans une trajectoire dont la durée sera inversement proportionnelle aux degrés de résilience atteints. Une crise est un révélateur existentiel. Cela permet de savoir ce qui est vraiment important et ce que l’on veut sauver à tout prix. Dans la culture japonaise la notion de changement se définit au travers du couple « tradition/innovation ». Cela signifie qu’il faut s’interroger sur ce que l’on veut à tout prix garder et ce qui est à innover. Dans cette optique, la proposition est d’envisager deux frontières. La première sur les acquis et les fondamentaux à conserver. La deuxième sur les nouveaux territoires à construire.
"Nous associons le normal à la situation d’avant crise. Mais le retour à l’avant est-il possible ou même souhaitable ? Il nous faut inventer un nouveau "normal" qui intègre cette longue séquence de crise inédite qui va durer."
Gilles Bonnenfant, Président d'Eurogroup Consulting
Les acquis et fondamentaux à conserver
La première frontière définit les éléments vitaux à conserver. Il s’agit de préserver les moyens de production et leur fonctionnement pour continuer l’activité. Cela exigera probablement des aménagements sur les chaînes élémentaires de production. Le travail sur la raison d’être et la mission de l’entreprise est une manière de gérer sa première frontière de manière positive. Cela revient à s’interroger sur le sens de l’action de production et sa participation à des collectifs.
Les nouveaux territoires à construire
La seconde frontière est celle de l’innovation sur nos modes de fonctionnement. En réaction à ce qui s’est produit, de nouvelles formes de management et d’organisation vont émerger. Le télétravail va davantage se généraliser. En outre, l’économie locale et circulaire pourrait se développer. La valorisation des personnes en première ligne peut se matérialiser par des vocations professionnelles et des changements de métier. Les institutions doivent accompagner toutes ces créations qui constituerons de la valeur économique et des emplois locaux.
Notre économie est structurée autour de 3 secteurs (agriculture, industrie et services). Ne serait-il pas intéressant de créer un quatrième secteur ? Il engloberait ces nouvelles organisations sous l’appellation « innovation sociétale » avec des modalités permettant son développement. Dans les entreprises cela peut se matérialiser par la possibilité de créer des filiales avec des salariés qui souhaitent s’investir dans un projet entrepreneurial. L’entrepreneuriat (et/ou l’intrapreneuriat) est un moyen pour les individus de se réaliser et d’être créateur de valeur rapidement pour la société. Cette deuxième frontière deviendra donc la première frontière d’un nouveau monde de progrès sans oublier ce qui était avant.
David Autissier, Maître de conférences HDR IAE Eiffel, Directeur Chaire ESSEC Changement et Innovation Managériale
Cécile Michel, Associée chez Eurogroup Consulting, responsable du Laboratoire d’Innovation Managériale
Le LIM d’Eurogroup Consulting
Le Laboratoire d’Innovation Managériale (LIM) est un think tank expérimental et prospectif. Il porte sur les nouvelles manières de manager, au travers de conférences de partage d’expériences entre startups, chercheurs, entreprises et experts, de promotion de l’intelligence collective, de publications et de projets.