Tout manager se retrouve un jour ou l’autre surpris à parler une autre langue, la langue du « management ». Cette langue, on l’imagine être parlée par un idéal-type contemporain, celui du manager bienveillant, proactif, inspirant.
Celui qui, en évaluation annuelle de ses managés, se préoccupe des « zones de progrès » et des « axes d’amélioration », qui « donne le sens » tout en « laissant des marges de liberté », qui « responsabilise » sans « micro-manager »
Que penser de cette façon de parler le management ? Quels sont les attributs et les pièges de ce langage tellement usité qu’il finit par décrire des réalités intermédiaires, confortables car jamais fausses sans être totalement vraies non plus ? Comment dès lors refonder un langage managérial qui, plutôt que de générer de l’incertain, permettrait, faciliterait et sécuriserait le passage à l’acte ?
De l’utilité du globish managérial…
Comment expliquer la constitution et la diffusion d’une langue du management aussi reconnaissable que facilement moquée et imitée ?
Dans un premier temps, il nous semble que le monde des affaires est particulièrement sensible aux promesses productivistes, traduite sous la forme de concepts (le lean, l’agile, …), qui font que la parole surchauffe autour d’un vocabulaire performatif et d’un registre de l’injonction générale.
Ensuite, le management porte en creux le fantasme de pouvoir manager quiconque : le bon manager l’est dans l’absolu, quels que soit ses managés. Pour que le manager manage correctement en toutes circonstances, il faut bien qu’il parle un peu toujours pareil, soit une sorte d’esperanto managérial, langage miraculeux qui réconcilierait manager et managé, offre et demande en management. Or, ce qui marche à tous les coups dans ce modèle, c’est la loi du marché. Force est de constater que les termes usités sont sélectionnés sur un marché où, naturellement, se révèlent les mots majoritaires.
Les heureux élus à la compétition du langage sont souvent des mots qui :
- Appellent à une interprétation et à un mode de conduite ;
- Ne se suffisent pas à eux-mêmes (opérationnaliser, se coordonner) ;
- Décrivent des réalités englobantes et neutres (axes de progrès, zones de conquête) ;
- Empruntent au registre de l’affect (empathie, bienveillance, résilience) ;
- Ou encore, des mots qui ont plusieurs sens : par exemple le mot leader (celui qui commande ou celui qui entraine les autres ?) ou le mot changement (le fait de changer, l’action de changer, le résultat du changement).
Cet appauvrissement du langage est astucieux, dans la mesure où il a diverses fonctions. D’abord, la reconnaissance entre managers sur la base d’un vocabulaire commun qui relie et permet de faire corps… tout en donnant l’illusion, via les mots de l’affect, d’un semblant d’horizontalité entre managers et managés. Exemple : « Je t’enjoins à être plus à l’écoute de ton environnement projet ».
Ensuite, le flou, qui fait l’économie du courage : quand mon manager me dit que j’ai plusieurs axes de progrès, qu’est-ce qu’il pense réellement de mon niveau de performance ?
Enfin, le lisse, qui fait l’économie de la confrontation : parler de freins au changement plutôt que de dire qu’un membre de l’équipe s’oppose au projet.
…aux écueils d’une parole brumeuse
On arrive alors à plusieurs paradoxes :
- En premier lieu, une demande accrue de sens, en particulier des jeunes générations, alors même que le manager se trouve singulièrement désarmé pour parler le sens ;
- Puis une parole dénuée d’agressivité, douce et lisse, mais qui au fond assourdit la violence entre managers et managés, et empêche le conflit, alors que cela est aussi moteur des relations de travail ;
- En outre, des mots qui disent le mouvement, le changement, la transformation, sans pour autant donner des orientations définies et circonscrites, soit le cœur de l’acte managérial.
D’autres paradoxes subsistent : une mise en dialogue sereine et apaisée mais qui éloigne, plus qu’elle ne rapproche manager et managé, au point de créer une incompréhension réciproque, voire une solitude des deux parties.
Enfin, un manager affable et coach en proximité des équipes, mais séparé de la production, dès lors qu’il se cantonne à parler le management plutôt que d’apprécier la technicité, l’habileté des équipes au travail.
Quelques pistes pour (re)trouver un style managérial
Sans prétendre réinventer un langage (et il se passe bien de nous pour cela), nous voulons ici proposer quelques pistes pour retrouver matière à dire, en tant que manager :
- Déconstruire les langages appris, ainsi que ses pratiques langagières : repérer son rythme, l’emploi des temps (privilégie-t-on l’impératif, le futur, le passé simple ?), l’usage de la redondance, des oppositions, des métaphores … en bref, tout ce qui fait sa signature langagière ;
- Repenser son référentiel de langage managérial en termes de :
• Précision et attention à décrire la réalité du travail effectué, au plus près de sa technicité et de l’habileté de ceux qui l’effectuent ;
• Emprunts autorisés (et encouragés) à d’autres langages : de la rue, de la physique quantique, de la nature … avec l’idée de croiser et d’enrichir ses sources, pour donner davantage d’étoffe à sa parole ;
• Remplacement des mots polysémiques par des mots monosémiques, dont le sens est plus direct ;
• Partager ses pratiques langagières entre pairs, en interroger les effets ;
• Être à l’écoute du langage de l’autre et prendre comme une richesse le fait qu’il ne parle pas comme soi.
- Faire que le langage au travail transcrive correctement la réalité de ce qui est produit au quotidien par les équipes : le suivi des indicateurs de production plutôt que le reporting, le contrôle qualité plutôt que l’amélioration continue, la coopération plutôt que la transversalité, etc.
Manager, c’est avant tout parler bien et parler juste (parfois parler plus ou parler moins selon les situations). Ce n’est ni instinctif, ni inné et comme toute pratique, cela s’apprend et se développe. Or, si nous nous attachons à faire évoluer des cultures managériales et à repenser moult référentiels dans le domaine, si nous entrainons nos managers à « prendre la parole en public » ou être à même de « gérer un collectif sous tension », nous ne travaillons peut-être pas assez la conscientisation du langage en tant que tel, l’art et la manière de dire les choses. Il s’agirait de s’y atteler.
Tribune publiée dans les Echos le 16/12/2024