Il n’est pas rare, voire usuel, d’entendre les collaborateurs dénoncer le manque de « courage » de leurs managers, faisant dès lors du « courage managérial » une clé de leur appréciation de la performance de leur hiérarchie.
Il serait en effet attendu du manager, du vrai, du bon, de celui qu’on aime à suivre, qu’il n’hésite pas à mettre sur la table des tas de choses (qui, selon les expressions consacrées, peuvent varier des cartes, en passant par les poings et pour finir aux plus simples attributs masculins). Au-delà des limites et biais virilistes induits par la notion de « courage », la récurrence du propos, mais aussi les tensions et frustrations que génère « le pleutre » managérial, nous invitent à élargir le débat. Posons-nous avec sérieux la question de la responsabilité et de la manière dont celle-ci est exercée par le manager.
Cette réflexion permet d’interroger pour partie le pouvoir de la vulnérabilité individuelle (Brown, 2013), autrement dit la capacité à s’ouvrir émotionnellement, à prendre des risques affectifs ou à s’abandonner à l’incertitude, mais aussi l’espace de responsabilité laissé à chacun par les organisations, et son corollaire : la capacité à rendre des comptes. Pourquoi donc les responsables ne le sont-ils pas (toujours) ?
Des champs de responsabilité à perte de vue…
Si l’on s’en réfère à l’abondante littérature sur le sujet, il est intéressant de noter que le champ de responsabilité du manager s’est considérablement transformé au cours des vingt dernières années. D’aucuns répétaient à l’envie qu’il était urgent et nécessaire de faire évoluer les référentiels managériaux du « command & control » vers le « trust & inspire ». Le formalisme utilisé est à cet égard assez éloquent : profusion de « tableaux de correspondance » ont explicité les passages à effectuer entre les deux postures, sous-entendant l’avènement d’un nouveau type de management plus en phase avec le marché et les attentes de la société (et donc par là même, la disparition progressive d’un management daté voire obsolète).
Or cette vision de la substitution d’un modèle par un autre ne résiste pas à l’épreuve des faits : les responsabilités managériales évoluent certes, mais s’étendent plutôt qu’elles ne se remplacent ! Si le manager doit toujours fixer des objectifs et contrôler la conformité et la qualité de la production dont il a la charge (maitrise des processus, normes et méthodologies en vigueur), il doit en outre agir sur l’environnement de travail de ses collaborateurs, participer à leur développement et à leur montée en puissance dans l’exercice de leur métier, développer sa culture du feedback, collaborer, partager, transmettre, etc.
Le champ de responsabilité du manager s’accroit ainsi de manière exponentielle. Si cette extension de son domaine d’influence peut s’avérer galvanisante et source d’un dynamisme et d’une liberté d’action renouvelés, elle peut, a contrario, devenir inhibante et harassante. Cela dépendra en partie de la manière dont l’organisation définit (ou pas) les modalités et les territoires d’exercice de ces nouvelles responsabilités.
Diplomatie et tensions territoriales
Organisations matricielles, démultiplication des « casquettes », injonctions à plus de transversalité, d’horizontalité, de collaboration, de coopération, de co-construction… Force est de constater que, si le champ de responsabilités du manager s’accroit considérablement, son terrain de jeu, lui, ne se clarifie pas. Pire, il se floute et se complexifie. Il semble même que cela se fasse de façon volontaire et assumée de la part des organisations au titre d’une plus grande souplesse et d’une réactivité indispensable voire exigée. .
Si le lien logique entre champ de responsabilité et territoire d’exercice de ces responsabilités est questionnable, il n’en demeure pas moins au cœur des préoccupations du management. Les heures passées à définir et redéfinir des périmètres d’action, des « RACI », des systèmes de gouvernance, en attestent. De même, la plupart des conflits constatés ont le plus souvent lieu aux « frontières » et requièrent d’ardents arbitrages en plus haut lieu. Le manager, ayant perdu toute souveraineté sur un territoire bien trop vaste, se retrouve à chercher en permanence des solutions acceptables, donc consensuelles et autorisées. Il doit alors faire preuve d’une diplomatie multilatérale constante, et s’inscrire dans des logiques de coopération et de négociation sans cesse renouvelées avec ses pairs, au risque, s’il ne le fait pas, de multiplier conflits et points de blocage.
Bon manager, mauvais élève
Vouloir réguler et limiter les injonctions managériales, appeler de ses vœux une clarification toujours plus forte des responsabilités est une démarche louable, porteuse de sens mais dont les résultats sont généralement décevants. En effet, dans un monde entrepreneurial où l’agilité et l’adaptation en continu sont devenues reines, plaider à outrance pour la clarification nous semble illusoire. Le bon manager, quoi que l’on fasse, ne pourra jamais « cocher toutes les cases ». Ce n’est d’ailleurs, plus ce que l’on attend de lui. Être responsable en 2025, c’est se donner les moyens de faire des choix consciemment, de gérer au mieux ses marges de manœuvre et les risques encourus dans un système toujours plus complexe. C’est assumer de « ne pas avoir fait » ou de « faire plus tard » en fonction d’une compréhension singulière d’un contexte et des priorités associées.
C’est donc aussi pouvoir se tromper, contrarier, voire peut-être même irriter son écosystème direct. Le droit à l’erreur, affiché comme valeur cardinale de bon nombre d’organisations, tourne ici à plein. Être responsable n’implique donc pas toujours de rechercher le 20/20 du premier de classe et les félicitations du jury. Il s’agit plutôt d’assumer une vision qui s’appuie sur la compréhension fine et systémique d’une situation, afin de pouvoir la partager et la discuter en toute équité avec ses hiérarchies.
Certes, le premier de la classe demeure une figure culturelle forte dans notre pays. Manager en 2025 suppose de s’autoriser et de pouvoir, personnellement mais aussi collectivement, sortir de ce prisme.
Du plaisir à nager en eaux troubles ?
In fine, et de manière assez triviale, on attend du responsable qu’il maintienne son niveau d’engagement et d’enthousiasme par beau et mauvais temps, qu’il sache parfaitement évoluer et conduire en plein soleil tout comme dans le brouillard le plus épais. Or, si l’on met bout à bout l’extension des domaines de responsabilités – économique, managériale, mais aussi sociale, sociétale, environnementale – , le floutage des terrains de jeu mais aussi le nécessaire « allant positif » dont il faut faire preuve, on est en droit de se demander « pourquoi y aller ? ». Quel plaisir peut-il y avoir à prendre une telle position et à exercer pleinement ses responsabilités de manager ?
Poser cette question serait oublier ou sous-estimer les nouveaux espaces de liberté, de créativité et d’influence conquis par le « nouveau » manager. Car, si être responsable signifie étymologiquement rendre des comptes, le manager de plein exercice est bien celle ou celui qui justement, en rend, sans appréhension, profitant de l’espace de dialogue offert par sa hiérarchie pour exprimer sa liberté d’action et de pensée, et éprouver en toute sérénité la fierté et le plaisir qui en découlent.
Cette vision somme toute assez « carte postale » de la relation entre le responsable et sa hiérarchie n’est pourtant pas utopique. La faculté à concevoir des espaces de dialogue et d’échange propices à l’expression de ses choix managériaux est aussi un facteur de performance stratégique et opérationnelle, que ni le contrôle ni la sanction ne seront en mesure de concurrencer et l’on s’en félicite.
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Nicolas BARTEL, Associé
Quentin MESSERSCHMIDT-MARIET, Consultant Senior
Marie DE SAINT LAURENT, Directrice et Coach Professionnelle chez Talentee – Eurogroup Consulting
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