La crise sanitaire actuelle a soulevé la question du lien entre utilité et rémunération, en particulier pour le personnel soignant des établissements de santé. Avec les annonces du « Ségur de la Santé », une nouvelle conception de la performance hospitalière pourrait apparaître. Quelle place pour les politiques de ressources humaines et l’humain dans cette nouvelle approche ?
LES HÔPITAUX, UN EMPLOYEUR MAJEUR EN FRANCE
Plus d’un million de personnes travaillent dans un établissement de soins.
1 277 935 personnes1 sont employées par un établissement de soins au sein des secteurs publics et privés, contre 728 500 enseignants du premier et du second degré2 en comparaison.
Dans l’imaginaire collectif, le monde de l’hôpital est, à juste titre, associé aux soignants. En effet, ceux-ci représentent 70% du personnel présent au sein d’un établissement de soins.
Mais l’hôpital est aussi, pour une part non négligeable, composé d’employés en charge des fonctions administratives et techniques. Ces dernières auront également un rôle à jouer dans les évolutions managériales et RH des établissements de santé. 12% des personnels sont des personnels administratifs, 15% des personnels techniques et médico-techniques.
Au-delà des enjeux de service public de la santé, les questions de ressources humaines hospitalières sont un enjeu majeur pour les RH, au vu du nombre de personnes travaillant dans un établissement de soins.
LES REVALORISATIONS SALARIALES : UNE QUESTION CENTRALE
La mobilisation au sein des établissements de santé lors de la crise du COVID-19 a remis en lumière une problématique centrale de notre système de santé : le niveau de rémunération du personnel soignant, notamment des infirmiers et des aides-soignants. Plusieurs comparaisons permettent d’éclairer cette question.
Éléments de comparaison à l’international
Au niveau international, l’exemple des infirmiers est particulièrement frappant : le salaire des infirmiers français est inférieur de 15% à la moyenne des autres pays de l’OCDE (cet écart est de 35% avec le Canada et de 26% avec l’Allemagne. De même, alors qu’à l’échelle de l’OCDE, les infirmiers perçoivent une rémunération 10% supérieure au salaire moyen de l’ensemble des travailleurs, en France le salaire des infirmiers est inférieur d’environ 10% à la moyenne des travailleurs3.
Une méthode de comparaison mesurant pour chaque pays de l’OCDE les rapports entre le salaire des infirmiers et le salaire moyen de chacun de ces pays permet d’éviter les biais d’une comparaison salariale et confirme une différence de rémunération entre la France et les autres pays de l’OCDE.
La comparaison ne peut être faite avec autant de précision pour les aides-soignants, aucun chiffre n’étant disponible via l’OCDE.
Des écarts avec d’autres fonctions publiques :
A l’échelon national, la comparaison avec d’autres fonctions publiques, requérant un niveau d’étude équivalent (Bac +3 pour le grade de capitaine police), permet de mettre en évidence une meilleure valorisation des infirmiers en soins généraux (IDE) en début de carrière. Mais la courbe s’inverse à mi-parcours et les fonctionnaires de police arrivent en fin de carrière à un salaire supérieur de 6,20%. Globalement, sur l’ensemble des échelons, l’écart est d’environ 0,8% en défaveur des infirmiers.
Le constat est différent pour les aides-soignants par rapport aux statuts de gardien de la paix (niveau d’étude bac+1). L’écart est constant, quel que soit l’échelon, avec un écart allant de 4,3% à 14,1%, et une moyenne des écarts de 8,7%.
Ces comparaisons ont leurs limites (catégorisations des professionnels soignants non homogènes, modalités différentes de rémunération, statuts et contrats de travail hétérogènes…). Elles permettent toutefois de mettre en évidence de véritables écarts qui interrogent, en particulier en période de crise sanitaire.
Une première estimation des impacts d’une revalorisation à la lumière des données disponibles peut être envisagée.
Ainsi, si on se concentre sur la seule population des infirmiers4 (environ 340 000 en 2017) :
- Un alignement sur la moyenne de l’OCDE se traduirait donc par une revalorisation de 15% de leur salaire soit un coût de plus de 1,6 Md€. Ce chiffre ne prend pas en compte de surcroît les charges patronales, donc reste sous-évalué.
- Un alignement sur la moyenne des autres travailleurs français se traduirait par une augmentation de 10% de la masse salariale des infirmiers, soit une estimation de 1Md€.
D’AUTRES PROBLÉMATIQUES RH SONT RENCONTRÉES À L’HÔPITAL
La crise du Covid-19 a, une nouvelle fois, mis en exergue l’extraordinaire capacité de mobilisation des personnels hospitaliers et plus largement des professionnels de santé. Pourtant, cette mobilisation exceptionnelle, reposant sur le sens du devoir des personnels, peine à masquer de véritables lacunes dans la gestion et l’accompagnement RH de ces derniers. Si la question salariale concentre l’attention car elle constitue un marqueur particulièrement visible des difficultés en matière RH, elle cache en réalité des problématiques plus profondes et plus structurantes qu’il convient d’analyser.
Des problématiques structurelles profondes…
Les diagnostics RH qu’Eurogroup Consulting mène dans les hôpitaux, notamment en matière de qualité de vie au travail (QVT), ne font pas apparaître le salaire comme première cause de mal-être des personnels soignants. Les principaux points d’attention qui sont mis en avant sont autour de l’usure professionnelle, du manque de reconnaissance, la baisse de motivation, la pénibilité du travail…
Ceci se traduit quantitativement pour les établissements à travers un fort taux d’absentéisme dans les structures hospitalières. A titre d’illustration, il s’élevait à plus de 8% en moyenne au sein des CHU en 2017, soit une moyenne de 29,5 jours par agent5. Ceci n’est qu’un indicateur parmi d’autres des difficultés quotidiennes rencontrées par les agents des hôpitaux.
Par ailleurs, du point de vue du gestionnaire, cet absentéisme constitue un coût important pour les hôpitaux.
…Qui ont un coût…
L’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT)6, pointe les coûts directs liés à l’absentéisme, c’est-à-dire les salaires versés non couverts par l’assurance maladie, à la sinistralité, aux recours aux contrats à durée déterminée et à l’intérim, aux heures supplémentaires. À cela, elle ajoute les coûts indirects engendrés par le turn-over, l’intégration de nouvelles recrues dans les équipes, le poids administratif de la gestion de ces absences et des recrutements associés.
En utilisant les méthodes d’évaluation de l’ANACT, pour les seuls infirmiers du monde hospitalier, en reprenant les méthodes, on peut estimer ce coût à près de 1,7 Md€ annuels7. Ce qui correspond au même ordre de grandeur que les revalorisations évoquées précédemment.
Ces estimations ne permettent évidemment pas d’appréhender entièrement les problématiques de gestion RH des personnels soignants mais elles permettent toutefois de les aborder par un prisme plus complet (et certainement plus complexe) que le seul prisme salarial.
… Et représentent un défi majeur
Les questions managériales (suivi et construction des carrières, gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences, politiques de formation…) et de qualité de vie au travail (adaptation des outils et planning de travail, réconciliation avec la vie privée, perspectives d’évolution…) constituent des défis majeurs pour les RH hospitalières. Ces dernières devront trouver des réponses concrètes au sortir de la crise.
L’HUMAIN AU CŒUR DE LA PERFORMANCE HOSPITALIÈRE ?
Depuis près de 15 ans, le régulateur en santé a progressivement conditionné l’obtention de financements et de moyens d’investissement pour les hôpitaux à l’atteinte d’objectifs quantitatifs de « performance de l’organisation ». Ces objectifs sont principalement centrés sur la réduction des lits, l’optimisation du temps de séjours, la standardisation de la prise en charge ou encore la mutualisation de fonctions supports. La mise en place du COPERMO et la généralisation de plans de retour à l’équilibre financier « standardisés » ont consacré cette logique.
Les ressources humaines délaissées par l’hôpital
La question de la gestion et du développement des RH est le parent pauvre -ou la « grande oubliée » – de cette politique. La construction de plans de management, d’amélioration des conditions de travail, d’amélioration de la fonction RH sont rarement pris en compte dans ces « plans de performance ».
La crise de l’hôpital, qui s’est déclarée bien avant les premiers cas de Covid-19, a fait éclater de façon violente cette problématique sur l’espace public. Elle fait ressortir le besoin urgent de prendre en compte les aspects humain et managérial. Ces aspects devront même être au cœur des programmes de performance hospitalière.
Force est de constater que des programmes clés sur le numérique (Hop’en ou TSN par exemple) ou sur les achats (programme Phare) ont mobilisé ces dernières années des volumes importants de financements. C’était la condition de développement de nouveaux outils et compétences phares. En regard, il est notable qu’aucun programme RH de grande ampleur n’a été engagé sur l’hôpital public au cours des 10 dernières années.
Les dépenses de personnel : un actif à valoriser
La masse salariale représente plus de 65% des dépenses d’un hôpital. Il apparaît aujourd’hui essentiel d’adopter un véritable changement de paradigme face aux dépenses de personnel : ces dernières ne doivent pas uniquement être analysées comme un centre de coûts, mais bien comme un actif, à valoriser, à protéger et à développer, à travers des programmes managériaux ambitieux et une politique volontariste de développement de fonctions RH fortes et outillées dans les hôpitaux publics. Force est de constater que le chemin est encore long.
Engager un virage pour l’avenir
La crise sanitaire actuelle offre cependant une fenêtre d’opportunité inédite pour engager ce virage essentiel pour l’avenir du système de santé français. En effet, la mobilisation et la réactivité dont ont fait preuve les structures hospitalières durant cette crise ont démontré que l’efficience ne se traduit pas uniquement par la maîtrise du nombre de lits ou la fluidification du parcours patients. La capacité de ces structures à mobiliser rapidement des professionnels soignants dans des situations de crise y est indispensable. Il est donc essentiel d’imaginer une nouvelle ère de la performance hospitalière au sein de laquelle le management et les ressources humaines ont un rôle central à jouer.
1) Les établissements de santé – édition 2019 – DREES – (hors internes)
2) Ministère de l’Education nationale, 2018
3) Le salaire mensuel moyen brut des français s’élève à 3021€ euros en 2016, le salaire moyen des infirmiers est de 2664,14€ bruts mensuels
4) Pour les infirmiers, au nombre de 342 600 dans les établissements de soins en 2017, la masse salariale mensuelle brute peut-être estimée à 912,7m€ (avec un salaire moyen de 2664,14€ bruts mensuels), soit 10 952m€ annuellement.
5) Directeurs généraux CHU de France, août 2018
6) L’ANACT estime le coût pour une organisation de 150 personnes, avec un taux d’absentéisme de 4,66%, à 500 000€ environ. L’application d’un taux d’absentéisme de 8,7% pour l’ensemble des infirmiers permet l’estimation de 1,7Md€
7) ANACT -voir guide diagnostic perfécosanté de juin 2019
Auteur : Matthieu Sainton, Associé chez Eurogroup Consulting