La crise liée à l’épidémie de Covid-19 est survenue de manière brutale, obligeant en quelques jours les équipes des grandes entreprises françaises et mondiales à rester confinées.
Pourtant, ce moment de crise aigüe a constitué pour les organisations une opportunité d’innovation managériale. Sans repères, sans expérience, sans témoignages passés sur lesquels nous appuyer, nous nous sommes retrouvés séparés, sans avoir pu anticiper la poursuite de l’activité à distance. Ainsi, nous avons dû recréer des liens, des procédés, inventer des nouvelles manières de travailler.
Notre métier de conseil est fondé sur la maîtrise des dynamiques humaines au sein des organisations ; nous avons cherché à comprendre et dégager les premiers éléments permettant d’adapter les organisations et le management pour la relance de l’économie.
L’INNOVATION FORCÉE
Ce moment de crise a imposé de « micro-innovations », poussées par la contingence et l’obligation de se reconfigurer rapidement. Plusieurs facteurs ont probablement facilité cette adaptation. D’abord les efforts récents des organisations pour expérimenter le télétravail, les plateformes collaboratives et l’intelligence collective, ainsi que les modes agiles. Les progrès considérables des outils digitaux ensuite.
Ce premier temps a été celui de la réaction, de l’adaptation et de la survie, des plans de confinement et de continuité d’activité. Il a ensuite été suivi des plans de reprise. Les entreprises, touchées de manière extrêmement variable selon les secteurs industriels ont paradoxalement bien réagi. Depuis les grandes crises sanitaires et économiques des années 2000 (grippe H1N1 en 2009, crise des subprimes en 2008…), les grandes entreprises avaient en effet développé, des dispositifs élaborés et matures.
PENSER LE « NORMAL » APRÈS LA CRISE
Nous devons désormais réfléchir au moyen terme et dégager des pistes de transformation pour l’après crise. Pour cela il nous faut partir de la question des conditions d’un retour à la normale, de l’hypothèse d’un nouveau normal ou d’un nouveau paradigme managérial de la crise permanente.
Par nature, une crise est une parenthèse, une rupture dans la chaine de normalité pour un temps plus ou moins long. Au plus fort de la crise surgit souvent l’idée presque naïve, « qu’après, rien ne sera plus comme avant ». Il s’agit bien sûr d’une illusion, puisqu’après les crises, les personnes comme les organisations aspirent avant tout à revenir à leurs habitudes et dynamiques antérieures. C’est le principe de résilience. Au plus fort de la crise des subprimes en 2008, le « plus rien ne sera comme avant » de la finance n’a pas résisté longtemps à la course au développement économique.
En 2020, la sortie de crise voit un retour progressif, peut-être lent et ponctué de répliques, aux tendances de long terme de la mondialisation et de la digitalisation. En Chine par exemple, dès le mois d’avril 2020, 3 mois après le démarrage de la crise sanitaire, les usines se sont remises à tourner à plein régime. Les flux logistiques se sont rétablis progressivement. Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ont été peu affectés.
La question du moyen terme n’est donc pas « l’invention d’un nouveau monde » mais plutôt celle d’une « nouvelle normalité ». Celle-ci doit intégrer les enseignements, les adaptations et les transformations des organisations et de leur management jusqu’aux ruptures et leurs conséquences.
Quel que soit le scenario de sortie de crise, il sera caractérisé par un plus fort niveau d’incertitude et de risque, ne serait-ce que par la possibilité d’une reprise de la pandémie et du reconfinement.
Nous allons détailler ce point de vue en nous appuyant sur la notion d’innovation permanente ou innovation ordinaire, développée dans le cadre de notre partenariat avec la Chaire ESSEC de l’innovation managériale.
La « nouvelle normalité » des organisations et du management dans la période post covid-19 sera structurée autour de :
- la santé humaine
- une reconnaissance de la place de l’humain au centre de l’organisation
- l’engagement des femmes et des hommes
En effet, les organisations y accorderont probablement une plus grande importance. Cela suppose toutefois cinq prérequis.
Reconnaître notre vulnérabilité
Les organisations, quels que soient leurs politiques, hiérarchies, procédures, règles ou outils, se sont révélées vulnérables. La santé et les risques encourus par toutes les parties prenantes de l’entreprise sont devenus des questions vitales. Et donc stratégiques.
Dans la période nous avons également dû composer avec la réalité en l’absence de repères. Le moment de crise aigüe ne pouvait bénéficier d’aucun retour d’expérience (tout le monde était à la même enseigne).
De fait, nous avons dû reconnaitre notre vulnérabilité. Avec, comme conséquence, l’importance retrouvée de l’empathie, une attention portée aux fragilités, aux conditions de vie et l’ouverture d’un dialogue sur le bien vivre, le bien-être, la santé.
Amplifier la solidarité
La solidarité, c’est le partage de la dette par les membres d’une communauté. La crise a déclenché un mouvement sans précédent de solidarité : des micro-solidarités (entre voisins, entre collègues…), des solidarités nationales (chômage partiel) et internationales. Mais aussi des solidarités multiples au sein des organisations. Pour autant, le tissu social des entreprises a été mis à rude épreuve, en particulier par les écarts de prises de risques entre certaines populations. Celles exposées d’une part (agents des industries électriques et gazières, ouvriers du bâtiment, postiers, commerçants, personnels de santé, etc.) et d’autre part, le management, et les dirigeants, le plus souvent confinés.
La génération qui arrive sur le marché du travail va connaitre des difficultés importantes à s’intégrer. La solidarité intergénérationnelle et nos efforts vis-à-vis de l’emploi des jeunes seront alors une des clés de la sortie de crise pour limiter les effets de la récession. Les plans de réduction de coûts vont conduire à une augmentation du chômage. Le remboursement des dettes, les taxes nouvelles vont impacter la rentabilité des entreprises et leur capacité à investir et créer des emplois.
A la sortie de la crise, la problématique de la solidarité s’impose inévitablement. On l’observe alors à travers la place que les stratégies d’entreprise accorderont aux objectifs visant le bien commun.
Redéfinir la raison d’être de l’entreprise
Plus largement, la crise accélère les prises de conscience de la responsabilité des organisations sur des questions environnementales, sociales et sociétales. L’entreprise, qui se définit classiquement comme un modèle d’organisation et de gestion pour produire au moindre coût, est avant tout un organisme vivant, construit par le vivant, pour servir le vivant. C’est pourquoi, il n’y a pas de valeur financière sans valeur humaine, sans reconnaissance du système de valeur du corps social de l’entreprise, de son origine et de son histoire, et de la place du management comme politique.
En cette année de mise en place de la Loi Pacte, les grandes entreprises s’interrogent, plus que jamais, sur leur mission et leur raison d’être. Cette quête de sens semble pouvoir mieux s’articuler avec les objectifs et indicateurs de performance financiers, puisqu’elle intervient au service de l’entreprise. Dès lors, la crise est l’opportunité de rééquilibrer les stratégies d’entreprises.
La santé de l’entreprise correspond à notre capacité collective à prendre soin les uns des autres.
Intégrer la place du visage
Nous nous sommes rendu compte de l’importance du visage. Pour se comprendre, pour être en relation, pour faire communauté et engager un véritable dialogue, obtenir une attention d’autrui, l’écrit ne suffit pas, la parole ne suffit pas. Il nous faut accéder au visage, comme nous l’a enseigné le philosophe Emmanuel Levinas. Cela permet ainsi d’accéder à la fragilité de l’autre, à sa singularité. D’où les limites des modes de travail uniquement distanciels. Mais d’où, également, l’émergence de nouvelles pratiques d’incitation à allumer sa caméra et montrer son visage dans les réunions distancielles pour que les échanges s’incarnent au-delà des mots.
Responsabiliser plutôt que surveiller
Le confinement brutal a eu comme conséquence une réorganisation immédiate des modes de travail et de management. Pour les fonctions de management et de support, la généralisation du télétravail a été improvisée (et désorganisée). Les fonctions d’exécution ont subi une perte de contact managérial. Enfin, les hiérarchies ont été en partie gommées ou atténuées mécaniquement, du fait des nouvelles configurations de travail.
Les fonctions de contrôle et de surveillance managériales ont été mises à mal. Ce mode de travail désorganisé et à distance, sans contact, a surtout mis en évidence le niveau d’autonomie et la responsabilité de chacun. Il a permis des révéler les capacités de réaction, d’adaptation et de pro activité des collaborateurs. Enfin, il a fait émerger des qualités d’innovation individuelles pour créer les conditions d’un fonctionnement, même dégradé, des organisations.
L’innovation managériale que nous avons observée est la somme d’une multitude d’innovations individuelles fondées sur la responsabilité. A distance, sans les procédures d’un véritable télétravail organisé, le contrôle s’est effacé au profit de la responsabilité individuelle et collective des communautés de base des organisations (équipes, départements, services, codir, comex, etc.).
La responsabilisation se traduit par des approches nouvelles en matière de management comme le droit à l’erreur et les marges de manœuvre. Profondément il s’agit donc d’une remise en cause des hiérarchies anciennes basées sur le management « commande contrôle » et les multiples échelons de maîtrise de l’information. Avec la digitalisation, nous assistons à un processus inexorable d’ « horizontalisation » des organisations, de « plateformisation », de décentralisation des responsabilités et de libération des initiatives y compris dans un cadre ouvert de l’entreprise étendue.
LA TRANSFORMATION POSITIVE
Dans le cadre des travaux menés par notre Laboratoire d’Innovation Managériale, nous avons identifié trois thèmes structurant cette « nouvelle normalité » de l’entreprise. Ils sont tout à fait caractéristiques de notre approche de la « transformation positive ».
L’entreprise vivante et l’intelligence collective
Avant la parenthèse du confinement, nous avions constaté le développement rapide des démarches d’intelligence collective à grande échelle. Il est à la croisée de plusieurs phénomènes, à savoir : la digitalisation des données, l’accès facilité et décentralisé aux informations, l’autonomisation des équipes, la pression sur la mobilité, la baisse de l’engagement et de la fidélité des collaborateurs, etc.
Les démarches collaboratives de consultations citoyennes sont devenues en quelques mois des figures imposées de la transformation des grandes organisations. Le Grand Débat National mis en place par le Gouvernement à l’initiative du président de la République en 2019, en est le premier exemple à une échelle nationale. Il s’agit d’une évolution importante en matière de conduite du changement. Les plateformes et la technologie (IA, analyse sémantique) ont facilité la conduite d’opérations de plus en plus vastes.
En plein confinement, nous avons expérimenté le lancement et la conduite de projet d’entreprises au sein de grands opérateurs du secteur public, de l’énergie et des services. Les nouvelles technologies ont permis de mobiliser des milliers d’interlocuteurs à distance et d’établir des synthèses en quelques semaines. Cela révèle le besoin d’écouter, de convaincre et d’embarquer l’ensemble du corps social. Il va bien au-delà des stratégies conçues par un petit nombre (comex et codir, cabinets spécialisés) qui demeurent pour la plupart confinées aux strates les plus hautes des organisations sans atteindre les populations d’exécution. A fortiori quand les « premiers de corvée » ont démontré leur valeur incontournable dans la continuité d’activité.
Le temps est venu de redécouvrir l’entreprise vivante, au sein de laquelle les valeurs du corps social apparaissent aussi importantes que la valeur financière et que les indicateurs de gestion dans la robustesse, la résilience et la capacité de survie des organisations. C’est là toute la dimension politique du management et les arbitrages d’après crise en seront le reflet.
L’efficacité du « changement expérientiel »
Ce concept a émergé de nos travaux communs avec la Chaire ESSEC du changement. Il est essentiellement fondé sur l’expérimentation, les boucles d’itération courtes, une organisation horizontale du dialogue. Il s’appuie sur la libération de la parole par une attention portée aux rôles, aux talents, à la capacité d’initiative plutôt qu’aux hiérarchies et aux grades. Cette approche se caractérise par une responsabilisation accrue des managers devenus vecteurs principaux du changement auprès de leurs équipes. Ils sont garants d’une capacité à formuler le récit des changements à l’issue de leurs expériences collectives.
La transformation et l’innovation permanentes
Dans nos interventions, nous avons évolué, en quelques années, de la conduite des changements vers la transformation des organisations et du management. Nous sommes passés d’une approche planifiée et instrumentale du changement (plans stratégiques, plans de formation, plans de communication) à une approche de la transformation en continu. Les méthodologies « outillées » ont laissé la place à une approche heuristique des transformations. Nous avons pris en compte deux leviers majeurs.
L’organisation de la transformation permanente.
Les entités les plus matures ont constaté que le changement est devenu la règle et le statu quo l’exception. Plutôt que de saupoudrer projet par projet des ressources spécifiques, rares et difficiles à entretenir, elles se sont dotées d’organisations pérennes au service des transformations. Ces dernières sont capables d’entrer en cohérence avec les valeurs et la culture de l’entreprise (directions de la transformation, du conseil interne, etc.).
Les compétences en matière de transformation permanente.
Là aussi, face à la multiplication des projets de transformation de toutes natures, les entreprises les plus matures ont fait le choix de la montée en compétences de leurs managers pour conduire les transformations. Elles sont même allées jusqu’à certifier les ressources les plus aguerries. De cette manière, elles peuvent pérenniser les acquis des projets et constituer de précieuses communautés et des réseaux de managers compétents.
En parallèle, les mêmes entreprises ont cristallisé les ressources dédiées à l’innovation au sein d’équipes et de lieux spécifiques. Elles les ont ouverts le plus largement possible à l’ensemble des projets et des métiers. En quelques années, sous l’impulsion des digital factories et d’une nouvelle approche de gestion de projet dite « Agile », l’innovation s’est inscrite au cœur des organisations comme processus pérenne, ouvert, souvent irrigué par un tissu de startups.
En 2020, ces ressources sont devenues incontournables pour la plupart des métiers qui s’en nourrissent, s’en inspirent, pour renouveler leurs visions. Le fait le plus remarquable est la très grande porosité de ces structures. En effet, leur valeur semble être directement équivalente à leur ouverture et leur fréquentation par le plus grand nombre. Signe que face à un univers business de plus en plus incertain, les entreprises n’hésitent plus à reconnaître, valoriser et investir dans « l’innovation permanente ».
Le management inclusif
Le management n’est pas « neutre », il est chargé de sens, de présupposés, d’histoire. Transformer le management est un enjeu de temps long. Le management classique est ancré dans l’organisation taylorienne du travail, la division des tâches, l’ordonnancement. Il est fait de procédures pour permettre la répétition à l’identique et quitter l’artisanat et le geste unique. Enfin, la hiérarchie y assure la ligne de « commande contrôle ». A cette approche, calquée sur la tradition militaire, se substitue, depuis plusieurs années, l’approche plus transversale des processus. Puis, avec le succès récent des grandes startups technologiques et l’essor du travail en « mode projet », le management a évolué vers des modes beaucoup plus décentralisés et agiles.
Le rôle s’affirme au détriment du grade, avec pour principales caractéristiques :
- la responsabilisation et l’autonomie des équipes,
- un droit à l’initiative et l’innovation,
- leur corolaire qu’est le droit à l’erreur.
Le management inclusif est ouvert à son environnement et puise dans les ressources externes de l’écosystème. C’est aussi un comportement managérial nouveau.
L’autorité y est fondée sur la compétence mais aussi sur l’écoute, l’attention portée à la santé, au bien-être et au développement des équipes. Par ailleurs, l’approche collaborative y est favorisée, en additionnant les talents plutôt qu’en divisant les tâches et les énergies.
Repenser la performance
Aussi, la prochaine révolution du management pourrait être celle des systèmes de gestion. Il sera difficile de faire cohabiter un système managérial renouvelé avec les anciennes pratiques de contrôle des process, des KPI et des objectifs de performance trop individualisés.
La mutation du management va mener, progressivement, à une approche plus collective de la performance.
En conclusion nous pensons que l’inflexion vers le management inclusif est une clé de l’avenir. La reconnaissance de la responsabilité individuelle, de l’autonomie, du droit à l’erreur, au service de la mission, de la raison d’être, va constituer un profond renouveau du pacte social en entreprise. Pour que les femmes et les hommes retrouvent pleinement le goût du travail, nous pensons qu’un nouvel équilibre devra s’établir entre la valeur financière, socle de la survie des organisations, et les valeurs humaines, environnementales, sociales et sociétales, devenues plus que jamais incontournables après l’intervention impromptue du virus covid-19 qui a transformé le monde !
Cécile Michel et François Pouzeratte – associés chez Eurogroup Consulting