La coopération contribue à une meilleure efficacité collective. Elle favorise l’innovation et le développement des compétences collectives indispensables à la performance. Cette conviction, nous la partageons avec Norbert Alter, sociologue, professeur à Sciences po.
L’auteur de « Donner et prendre. La coopération en entreprise » est un spécialiste des questions d’innovation. Il a également travaillé de nombreuses années en entreprise. Avec son concours, nous avons développé une offre de conseil sur mesure pour favoriser le développement des coopérations, tant dans le secteur privé que public.
A cette occasion, le Laboratoire d’Innovation Managériale (LIM) d’Eurogroup Consulting a mené une série de travaux autour de la coopération. Pour éclairer ce concept, nous avons posé trois questions à Norbert Alter.
QU’EST-CE QUE LA COOPÉRATION EN ENTREPRISE ?
C’est avant tout une réciprocité. Tout comme on ne coopère pas seul, il est difficile de coopérer avec une personne ou un groupe qui ne le fait pas en retour. Dans la coopération, la recherche d’efficacité va au-delà du travail prescrit. Il y a une dimension affective qui fait que l’on choisit de coopérer avec telle personne car on a envie d’échanger avec elle. C’est pourquoi la coopération ne peut être le résultat d’une procédure ou d’une contrainte hiérarchique.
- Je te donne quelque chose, et parce que tu m’as rendu quelque chose, je me sens obligé de te donner à mon tour quelque chose.
Pour comprendre ce mécanisme, il est utile de s’intéresser à la théorie du don de Marcel Mauss. Elle dit que lorsqu’on donne quelque chose à quelqu’un, on l’oblige à donner à son tour. Le système de don et de contre-don est toujours en déséquilibre dynamique, ce qui conduit les opérateurs à ne jamais cesser de s’endetter mutuellement. On peut résumer cette idée par : donner, recevoir et rendre.
C’est ainsi que se constitue une véritable économie des échanges dans les organisations. Dans les entreprises, ils ne se limitent pas aux savoirs et savoir-faire. En effet, tout y circule : temps de travail, réputations, alliances stratégiques, conceptions du travail, explications du monde, légendes sur l’histoire de l’entreprise, relations amicales, etc. Souvent lorsqu’on demande à des collaborateurs comment ils parviennent à être compétents, ils nous décrivent des moyens divers mais beaucoup terminent par « et puis je demande de l’aide aux autres ».
Mauss insiste sur un point central : dans les civilisations traditionnelles, à l’occasion d’échanges de ce type, on tisse des liens. Ces liens sociaux sont indispensables pour générer de la coopération.
N’EST-CE PAS AU DÉTRIMENT DE LA PRODUCTIVITÉ ?
La mise en œuvre de la coopération se heurte bien souvent à un paradoxe managérial. Au lieu de tirer le meilleur parti de ce qui est donné par les salariés pour produire la compétence collective, on préfère trop souvent les cantonner à des rôles simples, quitte à devoir les mobiliser par la suite. En effet, les principes de gestion classiques sont généralement fondés sur une idée simple : on ne gère bien que ce que l’on peut mesurer. Or, on ne peut mesurer la valeur du lien social. Cela pose le problème de l’articulation entre les principes et les pratiques de management. Là où le principe voudrait qu’on réduise la flânerie, la construction du lien social, elle, nécessite du temps.
En coopérant, nous acceptons tacitement de consacrer du temps pour apprendre à connaître l’autre en tant que personne au fil de nos échanges. Ce type d’échange a une grande valeur du point de vue de l’organisation : lorsqu’on connaît bien l’autre, on n’a plus besoin de se parler pour se comprendre. Cette complicité a de la valeur dans les situations complexes, urgentes ou risquées. Ainsi, la coopération est un don indirect à l’entreprise qui en bénéficie par l’enrichissement de la compétence collective.
- Mais pour que ces liens sociaux existent, il faut accepter de perdre du temps de travail productif.
C’est d’ailleurs pour cette raison que, bien souvent, les managers de proximité vont accepter de manière informelle que les collaborateurs détruisent du temps de travail productif, pour que la coopération puisse se mettre en place. Ils permettent ainsi au collectif de travail d’exister et de se développer. Les croyances qui fondent le management vont malheureusement bien souvent à l’encontre de la coopération. En effet, en cherchant l’efficacité elles vont paradoxalement à l’encontre de celle de l’entreprise.
Lorsqu’un collaborateur dit « je ne suis pas reconnu« , il pointe du doigt le manque de reconnaissance de ce qu’il donne « en plus« . Une crise de sens émerge dans les organisations faute de possibilités de construire un collectif de travail dans lequel chacun pourrait s’adonner à la coopération. In fine, en s’enfermant dans des principes de gestion qu’elles considèrent comme immuables, les organisations risquent de réduire à néant l’engagement des collaborateurs pourtant indispensable à leur réussite.
LES MÉCANISMES DE DON PEUVENT-ILS ÉCHOUER ?
La coopération n’est pas un échange entre deux personnes ou deux entités mais le fait de donner à un tiers. Vous l’aurez compris, elle ne résulte ni d’une procédure, ni d’une contrainte hiérarchique. Lorsque quelqu’un ne joue pas le jeu, il y a une forme de trahison de la convention qui régit la coopération. Considérer cela comme un échec de la coopération et des mécanismes de don serait toutefois réducteur.
Dans les relations de coopération, cohabitent souvent des comportements altruistes et des comportements égoïstes. D’une certaine façon, les collaborateurs sont condamnés à vivre ensemble pour continuer à accéder au capital de compétence collective que seule la coopération permet de faire circuler. En d’autres termes, en ne jouant pas le jeu de la coopération, ils prennent le risque de devenir incompétents.
- Mais en réalité, l’économie de la coopération n’est pas celle de la réciprocité simple.
Lorsqu’on donne, on ne sait pas qui nous donnera quelque chose à son tour, sous quelle forme et avec quelle valeur. C’est le principe de réciprocité élargie : « je donne à A, qui donne à B, qui donne à C, etc. qui un jour donne à A« . Ainsi, ce don profite au collectif avec lequel je travaille, à une mission ou un projet autour duquel il génère un sentiment d’appartenance collective.
Notre société est marquée par une « crise du sens » et des organisations en proie à des contraintes permanentes d’efficacité. La coopération y ravive les collectifs de travail, permet de traiter intelligemment les situations et d’innover. S’il y a aujourd’hui du plaisir au travail, c’est principalement dans le cadre de la coopération qu’il se développe.
Biographie de Norbert Alter
- Sociologue, professeur affilié à l’Institut d’études politiques de Paris
- Ancien professeur à l’université Paris Dauphine et codirecteur du master Management, Travail et Développement social
- Directeur du CERSO (Centre d’Études et de Recherches en Sociologie des organisations) de 2000 à 2008
- Auteur de l’ouvrage sur la coopération : Donner et prendre. La coopération en entreprise, La Découverte, 2011
En savoir plus sur la théorie du don de Mauss
Marcel Mauss (1872-1950) est philosophe, sociologue, ethnologue. Considéré comme l’un des pères fondateurs de l’anthropologie, il a dirigé la chaire de Sociologie du Collège de France.
Dans son ouvrage Essai sur le don, il développe sa théorie du don et du contre-don, basée sur le principe de « donner, recevoir, rendre ». Ainsi, il considère que le don, loin d’être désintéressé et gratuit, oblige en réalité l’autre à rendre.
Marcel Mauss, Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques In Sociologie et Anthropologie, PUF, Collection Quadrige, 1973