Par Jean de Boisfleury, Directeur et Loïck ULLIAC, Consultant
Les défis écologiques, particulièrement ceux liés à la réduction des gaz à effet de serre imposent d’amplifier l’usage des transports en commun. Mais dans un contexte budgétaire contraint, encore faut-il identifier les leviers d’une réelle attractivité de ces modes de déplacement.
Dans quelques agglomérations pionnières, la gratuité des transports publics a commencé à s’imposer. À quelles conditions ? Est-ce vraiment compatible avec le « choc d’offre » souhaité par l’Union des Transports Publics ? Et peut-on envisager son déploiement sur l’ensemble du territoire national ?
Pionniers européens et français
Pour répondre à l’enjeu d’attractivité des transports publics, Patrice Vergriete, alors maire de Dunkerque, Président de la communauté urbaine de Dunkerque et du Pôle métropolitain de la Côte d’Opale, faisait figure de pionnier en instaurant la gratuité des transports en commun dans son agglomération en 2018.
Avant lui, Tallinn devenait en 2013, la première capitale européenne à introduire la gratuité totale des transports en commun pour ses habitants.
En 2020, le Luxembourg développait ce modèle à l’échelle du pays. Ses principales sources de financement proviennent des budgets publics, des recettes fiscales et d’autres sources de financement gouvernementales.
Aujourd’hui le sujet s’impose dans le débat public en France. Depuis décembre dernier, les résidents de la Métropole de Montpellier en bénéficient à leur tour. Cette transformation du modèle a suscité de nombreuses réactions politiques à l’échelle nationale et donné une nouvelle dimension au sujet de la gratuité des transports publics. Aujourd’hui le modèle de la gratuité, qui peut être totale ou sur critère (lieu de résidence, âge, etc.) selon le choix opté par la métropole concernée, s’est imposé dans une dizaine d’agglomérations de plus de 100 000 habitants.
Depuis Dunkerque en 2018, d’autres ont suivi. Alors, bonne ou mauvaise idée ? Quelles sont les clés pour réussir et anticiper ce passage à la gratuité ?
Arguments
Les partisans de la gratuité
En mettant en place une gratuité totale ou partielle des transports en commun au niveau de leur agglomération, les décideurs politiques font peser dans la balance des arguments :
- Écologiques, puisqu’il s’agit de limiter l’usage de la voiture et la saturation des réseaux routiers en promouvant une mobilité durable
- Sanitaire, en améliorant la qualité de l’air
- D’équité sociale et d’accès à la mobilité pour tous
- Et d’attractivité économique des territoires afin de redynamiser les centres-villes et leur image
Les opposants
En réponse aux agglomérations qui se sont prononcées de manière favorable à une gratuité totale ou partielle des transports en commun, plusieurs figures politiques telles que Valérie Pécresse (présidente de la Région Île-de-France et président d’Ile-de-France Mobilités) et Bruno Bernard (président de la Métropole de Lyon et président de Sytral Mobilités) ont fait part de leur opposition. Celle-ci se base essentiellement sur un scepticisme à l’égard d’un modèle jugé peu soutenable et difficile à financer pour maintenir un haut niveau de performance des services fournis. Par ailleurs, force est de constater qu’à plusieurs égards, la véritable attente des clients pose sur la qualité de service, davantage que sur la gratuité.
Ainsi, est-il vraiment nécessaire de financer la mise en œuvre d’une gratuité qui ne correspond pas à une attente réelle des usagers ? Comment assurer le financement de celle-ci dans la durée sans dégrader d’autres services publics ? Comment financer les modernisations et extensions de réseau de transport public en l’absence de ces recettes ? Comment financer l’augmentation d’offre nécessaire pour garantir un haut niveau de service ?
L’économiste Yves Crozet affirme en 2023 dans Le Monde que le niveau de service prévaut sur la gratuité. De même, une étude du GART en 2019 confirme que la véritable attente des usagers est la qualité de service.
Déploiement de la gratuité des transports : quels prérequis ?
4 Prérequis essentiels au déploiement de la gratuité
Les prérequis ne sont pas une garantie de succès pour la mise en place totale ou partielle de la gratuité des transports publics. Mais ils doivent absolument être pris en compte pour évaluer la pertinence de la mise en place d’un tel dispositif.
Seule une analyse exhaustive des dimensions en jeu pourra faciliter une prise de décision éclairée, adaptée à chaque contexte et chaque territoire.
Technique
Les prérequis d’ordre technique reposent en premier lieu sur un diagnostic de l’état du réseau actuel, afin de déterminer si celui-ci peut supporter une hausse soudaine de la fréquentation. Par la suite, la mise en place d’outils permettant d’observer les niveaux de fréquentation (ex : cellule de comptage, capteurs, etc.) est indispensable pour ajuster l’offre de transport en fonction de la demande et éviter un effet déceptif. Des mesures préventives pour lutter contre les incivilités (ex : vidéosurveillance, présence d’agents de sécurité) seront nécessaires dans le but de garantir une qualité de service à la hauteur des attentes des usagers, la gratuité facilitant l’accès de tous au réseau, et donc aussi à des personnes malveillantes.
Économique
Une évaluation des coûts financiers relatifs à la perte de revenus issus des titres de transport est indispensable afin de déterminer le niveau de soutenabilité du modèle économique envisagé. Cette perte de revenus s’accompagnera d’une évolution du modèle fiscal (ex : perte de déduction de TVA) et devra être compensée par de potentielles sources de financement alternatives (ex : partenariat public-privé, augmentation de la taxe foncière, augmentation de la participation des entreprises avec le versement mobilité, etc.). Une vision à moyen terme avec les investissements à réaliser dans les prochaines années pour l’entretien, la modernisation voire l’extension du réseau est indispensable pour garantir la soutenabilité du modèle dans la durée (c’est souvent sur ce point que les principales agglomérations renoncent au choix de la gratuité). Par ailleurs, l’anticipation du coût financier d’une augmentation de l’offre en réponse à une potentielle hausse de la demande est un élément clé également à prendre en considération pour que le modèle mis en place soit robuste et porte ses fruits dans la durée.
Contractuel
La contractualisation et la définition des responsabilités des parties prenantes du projet (ex : Autorité Organisatrice des Mobilités, opérateur de transport, gestionnaire d’infrastructures, entreprises intervenant sur le réseau, etc.) est la première chose à effectuer. Par la suite, la mise en place d’indicateurs de suivi permettant d’évaluer les impacts est indispensable de manière à réagir rapidement et apporter si nécessaire les ajustements utiles (ex : mesure de la régularité / ponctualité et de la qualité de service). En l’absence d’incitations sur les recettes de la part des voyageurs, d’autres formes d’incitations financières pourront être explorées pour encourager les opérateurs de transports à attirer de nouveaux voyageurs, notamment en les rémunérant sur la réalisation de l’offre et la qualité de service.
Pilotage & Communication
La mise en place d’une large campagne de communication est évidemment indispensable mais doit être coordonnée avec le plan de mise en œuvre qui détermine les grandes étapes du projet, notamment lors d’un passage progressif à la gratuité. Une campagne de communication massive et pertinente (précisant les critères de gratuité, le périmètre du réseau concerné, les ajustements d’offre effectués si c’est le cas) permettra de bénéficier rapidement des gains attendus sur la fréquentation notamment à condition que les trois autres prérequis (techniques, économiques, et contractuels) soient traités. Le pilotage et la bonne coordination des chantiers est donc indispensable au déploiement de la gratuité dans de bonnes conditions.
EN SAVOIR PLUS
Notre Filière Mobilités
Spécialiste de l’accompagnement des projets de transformation, notre cabinet de conseil propose un accompagnement stratégique et opérationnel à ses clients du secteur des mobilités en les aidant à repenser leur modèle, et à en évaluer les impacts.
Comme dans toutes les analyses stratégiques que mènent nos équipes, notre rôle consiste à garantir une analyse exhaustive de toutes les dimensions en jeu, afin de faciliter une prise de décision éclairée, adaptée à chaque contexte et territoire.