Il est évident que les populations des pays occidentaux ont pour l’instant toute leur attention et leurs angoisses focalisées sur les risques présentés par l’épidémie de Covid-19 et le nombre croissant de ses victimes. Ceci ne doit pourtant pas nous empêcher d’analyser d’autres phénomènes, qui, bien que semblant accessoires pour le moment, peuvent avoir des conséquences considérables non seulement dans le futur, mais également dans le court-terme. L’effondrement du marché pétrolier en est l’un des plus caractéristiques.
La crise pétrolière a commencé avec l’épidémie…
Le 19 janvier dernier, l’OPEC avait présenté ses prévisions de demande de pétrole brut. La demande mondiale totale de pétrole devait passer de 99,77 Mb/j en 2019 à 100,98 Mb/j en 2020, en raison de l’amélioration des relations commerciales mondiales et de politiques monétaires fort accommodantes.
Mais le 4 février, le Brent est tombé sous la barre des 55 $/b, son plus bas niveau depuis janvier 2019, le coronavirus ayant diminué la demande de brut des raffineries chinoises entre – 15 et – 50 %, tandis que l’OPEC envisageait d’accroitre ses réductions de production pour faire face à cette baisse de la demande.
Depuis, la consommation de pétrole est également en chute libre, probablement d’un tiers, dans les plus grands pays de l’UE. Selon Goldman Sachs, la demande devrait donc passer de 100 Mb/j à moins de 90 en mars et serait proche de 80 M b/j en avril. Pour Bloomberg, cette baisse serait la plus forte de l’histoire du secteur[1].
Le 9 mars, l’AIE a donc présenté des scénarios complémentaires sur la demande de pétrole mondiale tenant compte de l’impact de l’épidémie de Covid-19, et selon lesquels, si les mesures sanitaires n’arrivent pas à contenir son développement, la demande mondiale pourrait baisser pour la première fois depuis dix ans.
[1] Lors du 2ème choc pétrolier en 1980 la baisse avait été de 2,7 Mb/j, et en 2009 d’1 Mb/j.
…et s’est poursuivi avec une guerre du pétrole
Dans ce contexte déprimé, un malheur n’arrivant jamais seul, le marché pétrolier s’est ensuite engagé dans une nouvelle guerre du pétrole.
Le 5 mars, la 178e réunion de la conférence de l’OPEC, constatant l’impact de l’épidémie de Covid-19 sur la demande, avait décidé de maintenir en 2020 la réduction de production mise en œuvre lors de la précédente réunion, mais également d’appliquer une nouvelle baisse de production de 1,5 Mb/j jusque fin juin 2020, à repartir entre 1,0 Mb/j pour l’OPEC et 0,5 Mb/j pour les pays non-OPEC participant à la Déclaration de Coopération (Russie essentiellement).
Mais le 6 mars, la Russie a refusé de soutenir l’OPEC dans cette nouvelle limitation de production, son gouvernement, excédé par l’action américaine visant à empêcher le développement de NordStream 2[1], considérant que le recours à la guerre des prix serait un moyen efficace pour déstabiliser la production américaine de shale oil.
Face à ce refus, l’Arabie Saoudite a alors estimé que la protection de ses parts de marché devenait sa priorité. Elle a décidé d’abaisser brutalement ses prix et d’accroitre ses ventes pour faire effondrer les cours et ainsi :
- Obliger la Russie à revenir sur sa décision, le cours budgétaire d’équilibre de la Russie étant de 42 $/b[2];
- Mais aussi pour pousser à la faillite une partie des producteurs américains de shale oil, dont les coûts sont supérieurs à 50 $/b.
Le ministre saoudien de l’énergie a ainsi demandé à Saudi Aramco de porter sa production maximum à 13 Mb/j[3] et probablement de vendre son pétrole à 15 $ à partir d’avril.
Comme le dit un expert du secteur : « It’s time for a good old-fashioned bloodbath » !
[1] Et par les sanctions sur Rosneft.
[2] Toutefois, si le coût d’extraction de l’Arabie Saoudite ressort à 9 $/b, le plus bas au monde, son équilibre fiscal repose sur 80 $/b.
[3] Contre 9,7 Mb/j en janvier.
Cette conjonction a entrainé l’effondrement du marché pétrolier
Pour évaluer la situation actuelle, il faut se rappeler que l’un des détonateurs de la crise des « gilets jaunes » avait été un baril approchant 90 $ à la fin d’octobre 2018. Par la suite, un excès d’offre sur le marché, sur fond de guerre commerciale Chine/USA, avait entrainé une baisse d’environ 40 % des prix. L’OPEC, en accord avec la Russie, avait alors décidé de prendre des mesures de soutien des cours en limitant sa production, ceci aboutissant à une hausse d’environ + 20 %.
Prix du brut | 04/10/18 | 02/01/19 | 02/01/20 | 04/03/20 | 10/03/20 | 30/03/20 |
Brent $/b | 86,29 | 54,91 | 66,25 | 51,85 | 34,36 | 24,94 |
Si, fin février, l’impact initial du coronavirus a fait chuter les prix de – 22 %, du fait de la baisse de la demande chinoise, c’est bien la rupture OPEC-Russie qui a ensuite fait exploser les cours avec – 34 % en l’espace d’une semaine (un plus bas depuis vingt ans). Puis la dégradation s’est poursuivie pour atteindre – 62 % fin mars (par rapport à janvier 2020). Le gaz, bien que moins impacté par la décision OPEC/Russie, a suivi le mouvement avec – 32 % sur la même période.
Mais cette chute ne concerne pas seulement les ventes. En effet, selon Rystad Energy, la baisse du pétrole au niveau de 30 $/b pourrait faire chuter les investissements pétroliers de 15 à 20 %, soit près de 100 Mds$ sur les 517 Mds$ prévus pour 2020. Royal Dutch Shell a annoncé une réduction de 20 à 25 Mds$, ExxonMobil prévoit des coupes significatives dans ses dépenses, tandis que Total, Chevron, Equinor, et BP visent également une réduction de 20 % de leurs investissements. Côté shale oil aux USA, la situation est encore plus inquiétante avec des coupes budgétaires allant de – 31 % à – 55 %.
Mais le pétrole constitue un revenu majeur
C’est dans cette situation qu’il faut se rappeler que les pays producteurs de pétrole ne sont pas seulement une poignée d’Etats artificiels, situés pour l’essentiel au Moyen-Orient et contrôlés par des dirigeants aux méthodes peu démocratiques.
Pour un nombre important de pays émergents, le pétrole constitue en effet une ressource essentielle, entre 20 à 100 % des recettes d’exportation de ces pays, pour assurer le développement de populations très nombreuses et de plus extrêmement jeunes.
IRAK | NIGERIA | ALGERIE | SOUDAN | IRAN | EGYPTE | |
% Petr/Exp | 100 | 95 | 94 | 91 | 70 | 21 |
Popul / M | 40 | 205 | 44 | 44 | 84 | 102 |
% – 14 ans | 41 | 44 | 29 | 41 | 24 | 34 |
Ainsi, le 17 mars, l’AIE et l’OPEP ont examiné l’impact de la pandémie et de la récente volatilité généralisée des marchés financiers et pétroliers sur ces pays en développement vulnérables. Ils ont noté que si les conditions actuelles du marché se maintenaient, leurs revenus provenant du pétrole et du gaz diminueraient de 50 % à 85 % en 2020, atteignant les niveaux les plus bas sur plus de deux décennies. Les pays les plus concernés sont l’Irak, le Nigeria[1], l’Algérie, Oman, l’Angola, l’Azerbaïdjan et l’Équateur.
Les nations productrices les plus pauvres et les moins influentes, qui concentrent, à elles seules, plus de 10 % de la population mondiale, sont donc prises en étau entre cette guerre qui écrase leurs revenus et le risque d’une épidémie incontrôlable qui nécessitera de gros moyens financiers pour tenter de l’enrayer, sans compter celles qui comme l’Iran ou le Venezuela souffrent en plus de sanctions économiques aggravées de la part des USA.
[1] L’équilibre budgétaire pour le Nigéria est estimé à 100 $/b.
L’impact économique et social risque donc d’être catastrophique
Cette forte dépendance vis-à-vis des recettes pétrolières a généré des structures économiques qui reposent davantage sur la distribution et l’attribution de rentes que sur la création de conditions entrepreneuriales, et donc des économies nationales étriquées et insuffisamment diversifiées. La volatilité du marché mondial se traduit donc quasi instantanément par des contraintes macroéconomiques pour ces pays.
Or, dans nombre de ces pays, les finances publiques sont aujourd’hui en pire état qu’il y a cinq ans, ce qui les laisse encore moins en mesure d’absorber le choc. La baisse des revenus aura également un impact sur leur balance commerciale globale, ce qui entraînera une pression à la baisse sur leurs taux de change.
Ainsi, quand les ressources s’effondrent les pays producteurs sont obligés de réduire les activités de leur secteur public, de baisser les salaires ou de différer des investissements importants, ce qui peut les précipiter dans la récession.
Cela risque aussi d’avoir des conséquences sociales et économiques majeures, notamment pour les dépenses du secteur public dans des domaines vitaux tels que les soins de santé et l’éducation.
A titre d’exemple, les constatations précédentes pourraient conduire l’Irak à voir ses revenus pétroliers réduits de 94 à 31 Mds$ sur 2020, et pour le Nigeria de 44 à 10 Mds$.
D’autre part l’impact ne se limite pas à la baisse des revenus à court terme, car, comme nous l’avons vu plus haut les grandes compagnies pétrolières vont ralentir fortement leurs investissements dans ces pays, ce qui veut dire que l’impact sur les ressources s’appliquera également sur le moyen terme.
Enfin, dernière constatation non négligeable, une grande majorité de ces pays se situent géographiquement à proximité de l’Europe, ce qui pourrait conduire à l’aggravation d’un problème migratoire qui est pourtant loin d’avoir trouvé une solution.
Ces pays vont donc avoir besoin d’aide mais les grandes puissances, malgré leurs gigantesques plans de relance, vont probablement faire passer l’idée d’aide aux émergents au second plan de leur préoccupations et priorités, et c’est là que l’hypocrisie saoudienne a atteint un sommet, lorsque, le 26 mars, la présidence saoudienne de la réunion d’urgence du G 20 sur le coronavirus déclara : « il est de notre responsabilité de tendre la main aux pays en développement…pour qu’ils surmontent cette crise et ses répercussions », alors que ce pays est directement responsable d’une partie de la crise !
Seule la Chine, qui pratique avec une très grande efficacité la « diplomatie de la dette », pourrait prendre ce rôle à son compte, les pays endettés risquant alors de se trouver de plus en plus sous influence chinoise.
Conclusion
La régulation de son marché appartenant dorénavant à l’histoire, le pétrole est aujourd’hui une menace pour l’économie mondiale tant les variations extrêmes des prix, leur impact sur les économies et les enjeux de pouvoir et de domination entre pays sont devenus incontrôlables.
Il est donc nécessaire d’aider les pays émergents à réformer leurs économies et à se diversifier pour éviter une explosion sociale, mais cela passera, pendant un certain nombre d’années, par l’assurance d’un revenu pétrolier ou gazier décent et stable, et ceci malgré les exigences de la transition énergétique.
Cette situation constitue clairement un dernier avertissement pour la mise en œuvre de cette dernière. Ce n’est pas avec du vent ou du soleil que l’on aidera les pays vulnérables !
Jean-Jacques NIEUVIAERT, Président de la Société d’études et de prospective énergétique
A lire
- IEA International Energy Outlook 2019
- IEA Oil 2020
- Oil & Gas in the perfect storm – ADI Analytics
- Covid-19 – The Low carbon crisis – BNEF
- Le pétrole, une vraie menace pour l’économie mondiale – Transitions & Energies
- China’s debt diplomacy will get a coronavirus boost – Foreign Policy
- Géopolitique de la transition énergétique – IRIS