Le nucléaire… Le mal aimé de l’Europe de l’ouest…
Il ne se passe pas de jours où des ONG « vertes », plus particulièrement en Europe, ne mettent en cause l’usage du nucléaire comme source d’énergie permettant de lutter contre le réchauffement climatique et elles n’ont de cesse que de réclamer la fermeture des réacteurs existants, au nom de leur dangerosité supposée. Certains gouvernements se sont crus obligés de suivre cette voie, soit en bannissant totalement le nucléaire comme l’Italie, soit en renonçant à poursuivre son exploitation à un terme plus ou moins éloigné, comme l’Allemagne (2022), la Belgique (2025) ou l’Espagne (2035).
Or, selon les chiffres de la Commission européenne, à la mi-2019 le nucléaire est la principale source de production d’électricité en Europe avec 28,0 % contre 22,0 % à l’éolien et au solaire, 18,4 % au gaz naturel, 13,9 % au charbon (dont 7,9 % pour le lignite), 13,1 % à l’hydro et 4,6 % au fioul.
Le mal aimé assure donc 44 % de l’électricité européenne décarbonée, malgré toute l’agitation faite autour de l’éolien et du solaire.
D’ailleurs, le 6 novembre, le nouveau chef du département de l’énergie de la Commission européenne a déclaré que « les premières évaluations de l’European Green Deal montrent que nous devrons doubler la part de l’électricité dans la consommation d’énergie d’ici 2050 », et que pour réaliser cette stratégie, « 53 % des besoins énergétiques de l’Europe devront être satisfaits par l’électricité produite à partir d’énergies renouvelables et nucléaires d’ici le milieu du siècle ».
… Mais toujours présent dans le panorama énergétique mondial
Mais la mauvaise réputation du nucléaire n’est pas partagée par le reste du monde. Ainsi, d’après la WNA, les 397 GWe de réacteurs nucléaires en fonctionnement dans le monde ont produit 2 563 TWh[1] en 2018, une production en hausse pour la sixième année consécutive et qui représente 10 % de la demande mondiale d’électricité. Mais ce qui est très clair c’est que l’enjeu nucléaire s’est déplacé des pays de l’OCDE vers les pays émergents, et depuis l’Occident vers l’Asie.
La Chine arrive largement en tête du mouvement avec 47 réacteurs en fonctionnement pour 49 GWe[2] (5 % de sa production électrique nationale), et depuis 2015, elle a décidé de ne plus construire que des réacteurs de génération 3, soit de type EPR, AP 1000 ou Hualong One. Son objectif dans les dix ans à venir est de construire 60 nouveaux réacteurs, et de posséder 200 GW en 2035.
L’Inde n’est pas en reste avec 21 réacteurs nucléaires en exploitation pour 5,8 GW (3,5 % de la production totale du pays). Six réacteurs sont en construction et le gouvernement prévoit d’installer 63 GW d’ici 2032.
Si les objectifs de la Corée du Sud et de Taiwan sont encore incertains, le Pakistan dispose déjà de 5 réacteurs et de deux autres en construction, le Brésil revient également avec la relance du projet d’Angra 3 pour une mise en service en 2025, tandis que l’Argentine, l’Afrique du Sud et l’Australie y réfléchissent. Même le Japon suit le mouvement, avec 8 réacteurs de nouveau en service (sur 39 opérationnels), tandis que de son côté la Russie vise à atteindre 30 % de son mix électrique en nucléaire en 2030 contre 16 % actuellement.
La situation n’est pas pour autant sécurisée pour le nucléaire. En effet, dans un rapport publié le 28 mai 2019, l’AIE pointe le « risque de futur déclin » de l’énergie nucléaire dans les pays développés[3], qui pourrait chuter des deux tiers d’ici 2040. Or pour l’AIE, sans le nucléaire la transition énergétique « serait possible » mais au prix d’un effort « extraordinaire »[4]. La prolongation des réacteurs existants sera l’option la moins coûteuse pour les consommateurs et l’agence appelle à en « valoriser les bénéfices non marchands ». Elle appelle également à une intervention politique forte pour en construire de nouveaux. Le rapport rappelle qu’en cinquante ans, le nucléaire a permis d’éviter 60 Gt d’émissions de CO2, soit près de deux ans des émissions mondiales actuelles, et qu’avec l’hydraulique ces deux sources représentent toujours 75 % de la capacité mondiale de production d’électricité décarbonée.
Toutefois le futur n’est pas totalement sombre car de nombreuses évolutions technologiques sont en préparation dans le domaine nucléaire et devraient permettre d’assurer l’avenir du secteur.
Un secteur en pleine évolution technologique
En effet, si le débat nucléaire se limite pour le moment en France à « EPR or not EPR », ceci ne résume en rien la diversité des initiatives qui fleurissent dans ce secteur.
En commençant par la génération 3+…
Si l’EPR développé en Finlande et à Flamenville est un réacteur qualifié techniquement de troisième génération, ses successeurs les EPR2 seront déjà des génération 3+.
Comme le dit le Président d’Assystem “Avec l’EPR nous avons fait un Airbus 380, et maintenant avec l’EPR2 nous devons construire un Airbus 350”.
Mais l’EPR n’est pas seul dans ce cas. En Russie le VVER 1200 sera suivi d’une génération 3+ avec le VVER 1300, qui se caractérise par une digitalisation approfondie et en Chine ce sont l’ACPR 1000+ ou le HPR 1000 (Hualong One) qui accompagneront d’éventuels EPR2.
… Mais pour le nucléaire small est aussi beautiful
Cela s’appelle les Small Modular Reactors (SMRs). D’après l’AIEA il y a actuellement 38 modèles de SMR en développement dans le monde. Ce sont des réacteurs à fission de petite taille et de puissance plus faible (10 à 300 MW) que celles des réacteurs conventionnels, fabriqués directement en usine et transportés ensuite sur leur site d’implantation. Ils sont adaptés à la cogénération voir à la trigénération (chaleur, électricité, propulsion).
Discrètement mais efficacement ces SMRs poursuivent leur petit bonhomme de chemin et le plus avancé, celui de NuScale, dont la demande de certification a été déposée à la NRC en 2016, devrait recevoir sa licence au début de 2021. La société prévoit de construire son premier réacteur à partir de 2023.
La Chine, tout en développant des SMR classiques à eau pressurisée, porte également des projets de SMRs à sels fondus et cherche à utiliser cette technologie pour produire de l’hydrogène, du chauffage urbain à partir de réacteurs piscine ou pour électrifier des zones isolées. Elle investit aussi dans les réacteurs à haute température refroidis au gaz (HTGR), et un HTR de 210 MWe, commencé en 2012, devrait être mis en service en 2020.
En France, la consortium F-SMR, comprenant EDF, le CEA, Naval Group et TechnicAtome, travaille sur un SMR à eau pressurisée de 170 MW, le Nuward. Le projet s’appuie sur l’expérience de TechnicAtome, un spécialiste des réacteurs ultra-compacts, qui a conçu et fabriqué 20 réacteurs pour la Marine Nationale en collaboration avec Naval Group. Le projet vise à développer une solution PWR de 340 MW, composée de deux réacteurs identiques de 170 MW chacun. La première unité pourrait être disponible en 2030.
Lors d’une conférence en novembre 2019, le commissaire européen en charge de l’énergie a indiqué que les SMRs étaient une solution technologique prometteuse, combinant un bon rapport efficacité-coûts et des niveaux de sureté élevés. Ils sont moins exigeants en capital et les conséquences de tout accident sont réduites du fait de leur taille. Ils nécessitent en revanche une adaptation « des contrôles réglementaires portant sur la sureté et la sécurité ».
Et les SMR peuvent même flotter !
Dans ce domaine la technologie portée Rosatom est pour l’instant unique au monde. Partant de la technologie des réacteurs utilisées par la marine soviétique, en particulier pour les brise-glaces, Rosatom a réussi à installer deux SMRs de 35 MW sur une plate-forme flottante.
Après un voyage de 5 000 kilomètres, cette première centrale flottante, Akademik Lomonosov, est arrivée sur son site de déploiement pour une mise en service fin 2019. Ce prototype est destiné à préfigurer une flotte de petits réacteurs nucléaires permettant d’approvisionner des zones isolées et d’alimenter des logements mais également des installations industrielles, en particulier dans l’arctique.
Et puis il y a la génération IV…
Au niveau international, plusieurs grandes puissances soutiennent le développement d’une génération IV de réacteurs, dont la plus forme la plus fréquente est le RNR-Na, c’est-à-dire le réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium. Mais il existe également d’autres technologies envisagées comme des réacteurs au plomb, à sels fondus, à très haute température et à gaz. De nombreux pays développent des prototypes, en particulier au Canada, en Russie, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.
Mais dans ce domaine la Chine est en tête, et elle prévoit une exploitation industrielle à l’horizon des années 2030. La filière des réacteurs rapides à caloporteur sodium (SFR) devrait voir le premier démonstrateur de grande taille, le CFR-600 de 600 MWe, entrer en service en 2023. Par la suite, un CFR -1000 de 1000/1200 MWe devrait être commencé en 2028, pour livraison en 2035.
Par contre en France, le CEA a confirmé en août le report du projet Astrid (Advanced Sodium Technical Reactor for Industrial Demonstration). « Dans le contexte énergétique actuel, la perspective du développement du réacteur nucléaire de quatrième génération n’est plus envisagée avant la seconde moitié du XXIe siècle ». Le projet visait le déploiement industriel des RNR en 2040. La France risque donc clairement d’être hors course dans ce domaine.
… Et le nucléaire ne sert pas qu’à produire de l’électricité…
Tout d’abord, contrairement aux énergies renouvelables instables ou intermittentes, la stabilité de la production électrique nucléaire est idéale pour alimenter les hydrolyseurs destinés à produire de l’hydrogène décarboné.
- L’objectif du projet pilote américain d’Exelon et de l’entreprise norvégienne Nel Hydrogen est de démontrer, d’ici 2022, la faisabilité de l’implantation d’une usine intégrée de production d’hydrogène sur un site nucléaire existant.
- Ce projet est maintenant suivi par trois autres utilities américaines : FirstEnergy Solutions, Xcel Energy and Arizona Public Service, dans trois autres centrales nucléaires.
Mais le nucléaire c’est aussi une production de la chaleur, sa récupération pourrait ainsi porter l’efficacité énergétique des réacteurs nucléaires de 33 % jusqu’à 80 %.
- D’où la mise en œuvre depuis le 15 novembre par la Chine du premier système commercial de cogénération nucléaire, utilisant les deux nouveaux réacteurs AP 1000 de génération 3 de la centrale de Haiyang. Dans la première phase du projet, la centrale assure le chauffage de 700 000 m2 de logements, mais après modification des réacteurs, il est envisagé de porter cette surface à 30 millions de m2.
- Il y a actuellement 43 réacteurs d’un type plus ancien qui sont également utilisés dans des systèmes de chauffage urbain, essentiellement en Europe de l’Est et en Russie.
- Sept autres réacteurs (Canada, Allemagne, Inde, Suisse) sont utilisés pour alimenter en chaleur des cimenteries, des aciéries, des usines d’aluminium, et des raffineries)
Et c’est enfin la désalinisation de l’eau de mer, qui est utilisée au Japon, aux USA et au Kazakhstan, avec des projets de même ordre dans le golfe persique, et en cours d’étude en Chine.
Ces activités « non électriques » offrent à l’industrie nucléaire à la fois une diversification financière intéressante, mais également une possibilité de contribuer de façon encore plus décisive à l’action contre le réchauffement climatique.
… Et puis enfin il y a ITER
ITER c’est le projet International Thermonuclear Experimental Reactor, utilisant un réacteur à fusion nucléaire de type Tokamak[5]. Toutes les grandes puissances mondiales, soit trente-cinq pays, y participent et il s’agit incontestablement du plus grand projet scientifique à l’échelle mondiale.
Selon des sources chinoises, le réacteur chinois EAST (Experimental Advanced Supraconductor Tokamak), développé depuis 2006 dans le cadre du projet ITER, a réussi à maintenir pendant plus de 100 secondes les conditions nécessaires au processus de fusion nucléaire, ce qui constitue un pas significatif vers la maîtrise de la fusion nucléaire. Le Tokamak en construction à Cadarache, qui est dix fois plus gros, devrait assurer le relais de la recherche en stabilisant le plasma d’ici 2025. Les chinois espèrent de leur côté pouvoir alimenter leur réseau avec un réacteur à fusion vers 2040 à 2050.
Concrètement, la réussite industrielle à grande échelle de cette technologie extrêmement complexe, provoquerait un changement radical de la relation de l’homme à l’énergie, en offrant une source d’énergie quasi illimitée à l’humanité
L’industrie nucléaire à encore de l’avenir !
Ainsi, malgré de nombreuses incertitudes, le niveau et le nombre des projets en cours concernant les nouvelles technologies nucléaires montrent que ce secteur est loin d’être en déclin et qu’il devrait au contraire être appelé à jouer un rôle essentiel dans la lutte contre le réchauffement climatique.
De ce fait la France, compte tenu de son expérience, de son savoir-faire et de son parc actuel de réacteurs (le deuxième au monde), a une carte industrielle fondamentale à jouer. Il serait donc très dommageable pour elle d’abandonner le combat du nucléaire civil.
Mais comme le précisait la SFEN en avril : « Si la nucléaire a de la valeur pour la collectivité…alors c’est au gouvernement de mettre en place ce qu’il faut pour que, vu de l’investisseur, les projets nucléaires soient attractifs (subventions, réglementation et transfert de risques) ».
Jean-Jacques NIEUVIAERT, Président de la Société d’études et de prospective énergétique
[1] Dont 2000 TWh pour l’OCDE, contre 1500 TWh en l’hydro, 750 TWh en l’éolien et 350 TWh en solaire.
[2] La Chine devrait prochainement dépasser la France qui dispose pour mémoire de 58 réacteurs pour 63,1 GWe.
[3] “Without policy changes, three-quarters of Europe’s nuclear fleet would be decommissioned by 2040”
[4] D’ailleurs l’Allemagne est un des rares pays mettant en œuvre une politique climatique volontariste en se passant du nucléaire, mais ceci a impliqué un coût de près de 500 Mds€ en 20 ans pour développer éolien et solaire, tout en continuant à utiliser du lignite !
[5] Le Tokamak est un réacteur qui utilise un champ magnétique pour confiner un plasma, qui doit être chauffé à 150 millions de degrés pour engager les réactions de fusion !