Le 11 janvier 2019, lors de l’assemblée générale de l’IRENA, la « Global Commission on the Geopolitics of Energy » a présenté un rapport intitulé « A New World ». Partant du constat de départ que l’essor des renouvelables est inexorable, le rapport en évoque les conséquences géopolitiques et socio-économiques.
Selon lui, à l’inverse des énergies fossiles, les énergies renouvelables sont disponibles sous une forme ou une autre dans la plupart des zones géographiques du monde. « Cette abondance permettra de renforcer la sécurité énergétique et de favoriser une plus grande indépendance énergétique de la plupart des Etats. Parallèlement, au fur et à mesure que les pays exploiteront les énergies renouvelables et intégreront leurs réseaux électriques à ceux des pays voisins, de nouveaux rapports d’indépendance et de modèles commerciaux émergeront. Alors les conflits liés au pétrole et au gaz diminueront, tout comme l’importance stratégique de certains points chauds maritimes ».
Ce rapport a eu au moins le mérite d’être pratiquement le premier à vraiment expliciter que la transition énergétique a et allait avoir un impact géopolitique majeur. Par contre, du fait de son origine, il est teinté d’un angélisme évident en faveur des renouvelables, qu’il ne nous est pas possible de valider dans son intégralité.
Énergie fossile et équilibre géopolitique
Le rapport a parfaitement raison de rappeler que l’histoire des deux derniers siècles est peuplée de « guerres énergétiques » autour des gisements de matières premières énergétiques et des voies de communication nécessaires pour y accéder.
Paradoxalement d’ailleurs, c’est le pestiféré actuel, à savoir le charbon, qui en a généré le moins car sa répartition géographique est beaucoup plus large, et assez rapidement, son usage a été limité à la production d’électricité et de chaleur (sidérurgie).
Ainsi l’exemple historique le plus clair de ce transfert d’importance a été donné en 1911 par Winston Churchill, alors premier lord de l’Amirauté, par sa décision de convertir la flotte britannique du charbon gallois au mazout, permettant ainsi à la Royal Navy de prendre un avantage technologique majeur sur ses adversaires potentiels. Mais la perte d’indépendance qui en résultait a amené la Grande-Bretagne à organiser un protectorat sur l’Irak actuel pour créer l’Irak Petroleum Company, création en grande partie responsable des conflits récents dans ce secteur.
En fait d’équilibre, la géopolitique de l’énergie se caractérise donc par un cadre conflictuel permanent nécessité par la sécurisation des approvisionnements. Ceci est toujours d’actualité, et nous pouvons l’illustrer à titre d’exemple par :
- le conflit Syrien
- la lutte d’influence au Venezuela entre Chine/Russie et USA
- l’agitation autour du projet Nordstream 2, sur fond de conflit entre le gaz terrestre russe et le GNL américain, avec l’Europe comme otage, et particulièrement l’Allemagne mais aussi tous les Etats Membres qui ont décidé d’arrêter leur parc nucléaire, ce qui leur imposera de recourir aux centrales à gaz
- les sanctions pétrolières américaines contre l’Iran
- l’angoisse de l’UE face aux achats d’utilities européennes par la Chine (Cf. en particulier le dossier EDP au Portugal, ou celui de 50 Hertz en Allemagne)
Pour résumer, le recours à l’énergie fossile génère quatre mouvements contradictoires :
- l’action des pays développés, aux ressources propres insuffisantes, qui sécurisent leur accès à l’énergie par tout moyen
- l’action des pays dotés de ressources, qui sont en général émergents, et qui tentent de maximiser leur revenu auprès du plus offrant, qui leur assure également l’accès à la technologie
- l’action des grands groupes énergétiques qui surfent sur le principe du « diviser pour régner »
- le rôle imprévisible des USA qui, en l’espace de dix ans, sont passés du statut d’importateur structurel à celui de premier producteur mondial et d’exportateur majeur
Donc clairement l’usage des hydrocarbures présente un caractère conflictuel, dont l’un des aspects cruciaux est la dépendance financière créée par les importations. Faut-il rappeler que la balance commerciale de la France est impactée chaque année par des flux négatifs de plus de 40 Mds€ ? Mais le principal effet de cette dépendance, c’est cette forme de spoliation nationale générée par les réinvestissements des pays exportateurs dans les économies dépourvues de ressources propres.
L’impact de la transition sur les exportateurs de fossile
La mise en œuvre de la transition énergétique pourrait donc modifier cette situation mais en générant des impacts différents selon que les pays exportateurs doivent assumer ou non des populations importantes.
Pour les pays faiblement peuplés comme l’Arabie saoudite, le Qatar ou la Norvège, qui disposent de fonds souverains gigantesques, l’adaptation au changement est déjà en cours, que ce soit en développant l’usage du gaz ou des renouvelables, en diversifiant leur économie ou en s’orientant vers une société presque complétement électrifiée.
Le problème est très différent pour les pays fortement peuplés, comme le Nigéria, l’Egypte, l’Iran, l’Algérie, voir même la Russie, dont l’équilibre économique et social dépend presque intégralement des rentes pétrolières ou gazières. La chute de leurs revenus risque d’entrainer des mouvements sociaux, voir des guerres civiles ou même des guerres régionales, situation que l’on voit se profiler par exemple entre l’Iran et l’Arabie.
Si l’Irena remarque a juste titre que la transformation énergétique va entrainer d’importants changements dans la répartition du pouvoir, le fait de dire que les avantages l’emporteront sur les inconvénients mais seulement à condition que des mesures et stratégies adéquates soient mises en place relève de l’angélisme. « Il est essentiel que les leaders et les responsables politiques anticipent ces changements et qu’ils soient capables de gérer et de naviguer dans le nouvel environnement géopolitique », sauf que cette navigation implique de disposer de moyens financiers considérables pour assumer la transition et tous les coûts échoués qui vont en résulter et que la plupart des pays émergents et même de nombreux pays développés ne disposent pas de ces moyens. Ainsi l’AIE estime que les pertes de revenus des pays exportateurs pourraient s’élever à 7 000 Mds$ d’ici 2040 !
Mais de surcroit, les problèmes majeurs qui vont se poser aux pays de rente en hydrocarbures ne signifient pas pour autant que les situations de domination énergétique vont disparaitre. Car si le cartel de l’OPEC pourrait voir son influence se réduire significativement, il pourrait laisser la place à d’autres structures comme la Global Energy Interconnection Development and Cooperation Organization, dont le siège se trouve à Beijing et qui a pour finalité de créer un réseau électrique mondial s’appuyant sur des ressources renouvelables et permettant à la Chine d’atteindre un mix énergétique 100 % électrique d’ici 2050.
L’essor de nouvelles dominations
En effet, ce que le rapport de l’Irena passe trop facilement sous silence, c’est que si l’énergie renouvelable est quasi illimitée au sens strict, il n’en va pas de même pour les éléments nécessaires à la « capturer » et à l’utiliser. Les énergies renouvelables, rejoignant en cela le nucléaire, sont des énergies technologiques qui exigent un matériel très consommateur de matières traditionnelles (comme le ciment, l’acier, l’aluminium ou le silicium) mais pas uniquement. Le monde énergétique de demain sera un monde fait de cobalt, de cuivre, de nickel, de tungstène, de manganèse et surtout de lithium et de terres rares, dont la répartition mondiale des réserves ne semble guère plus équitable que celle des hydrocarbures. Simplement ce ne sont pas les mêmes pays qui détiennent les réserves.
Les premières conséquences de cette évolution se manifestent déjà dans le cadre du conflit « commercial » qui oppose les USA et la Chine, cette dernière agitant de moins en moins discrètement de possibles mesures de rétorsions sur les exportations de terres rares, dont elle assure actuellement 80 % de la production mondiale.
Un futur énergétique incertain
S’il est clair que la transition énergétique va faire bouger les lignes, à l’heure actuelle un seul paramètre d’évolution s’impose comme incontestable, celui de la démographie mondiale.
L’enjeu démographique
Pour une population mondiale s’élevant à 9,7 milliards d’habitants en 2050, contre 7,1 actuellement, les projections réalisées par l’ONU donnent les résultats suivants :
Régions |
Am. du Nord |
Am. du Sud |
Europe |
Afrique |
Asie |
Popul. 2018 M |
352 |
606 |
740 |
1101 |
4305 |
Popul. 2050 M |
448 |
779 |
726 |
2435 |
5284 |
% Croissance |
+ 27,3 |
+ 28,5 |
– 1,9 |
+ 121,2 |
+22 ,7 |
% Tot .2050 |
4,6 |
8,0 |
7,5 |
25,2 |
54,7 |
Il est donc clair que les enjeux énergétiques concomitants au développement de la transition à venir vont se situer en Afrique et en Asie avec 80 % de la population mondiale et que l’Europe stricto sensu ne constituera plus qu’une région secondaire sur ce plan.
Sur la base de cette donnée profondément structurante, comment le paysage énergétique mondial est-il susceptible d’évoluer ? Quels vont être les facteurs structurants de cette évolution ?
Les différents futurs envisageables
Des experts, rassemblés dans le projet GERT 2030, se sont livrés à une projection des futurs possibles de la transition énergétique aboutissant à quatre scénarios :
- un accord vert généralisé : sorte d’approfondissement des accords de Paris, fondé sur l’alliance entre les politiques et les financiers (Green Climate Found du G 20) et la coopération des acteurs (évitant de noyer les marchés avec du fossile à bas prix) menant à une rapide décarbonation mondiale (90 % d’EnR en 2100)
- une rupture technologique : dans une période proche une percée scientifique (stockage ?) permet une progression significative des renouvelables, mais celle-ci ralentit ensuite sous l’effet de la concurrence des acteurs et des Etats (80 % d’EnR en 2100)
- le nationalisme triomphant : les industries utilisant des combustibles fossiles sont protégées par la montée des nationalismes, qui favorisent l’usage des ressources internes. Les marchés énergétiques restent fragmentés, les producteurs de fossiles se faisant concurrence sur les prix. L’accord de Paris tombe en désuétude et les risques de conflit progressent (20 % d’EnR en 2100)
- une grande cacophonie : C’est le business as usual qui domine, complété par une coopération limitée. L’industrie fossile reste dominante, malgré la faillite de certains Etats et compagnies pétrolières et l’action des renouvelables n’est pas suffisante pour lutter contre le changement climatique. Les risques de conflit sont également élevés (40 % d’EnR en 2100)
Pour la réalisation de la transition énergétique, quatre idées essentielles sont à retirer des scénarios :
- la baisse des coûts des technologies est moins importante que l’engagement des sphères politiques pour faire évoluer les lobbies énergétiques ;
- l’enjeu majeur ne sera plus de s’assurer l’accès à l’énergie mais de contrôler les technologies et les matières premières industrielles ;
- le rythme du changement est essentiel car une rupture technologique brutale ne laisserait pas le temps aux grands pays exportateurs de s’adapter, d’où un risque majeur de conflits régionaux ;
- le recours au marché pour développer les technologies, qui est le choix fait par l’UE, ne constitue pas à priori la seule approche possible ni même la plus efficace.
Ainsi la transition énergétique ne saurait être un long fleuve tranquille. Elle va créer des perdants et si ce problème n’est pas traité, elle risque de faire basculer le système mondial dans une gigantesque révolte beaucoup plus grave que celle des « gilets jaunes » !
Mais en tout état de cause il y aura une gagnante… ce sera la Chine
Dans ce contexte, la Chine, en l’espace de 5 années, en profitant avec une extraordinaire clairvoyance de l’opportunité offerte par les accords de Paris de 2015, a amélioré sa position géopolitique en devenant le plus important producteur, exportateur et installateur de panneaux solaires, d’éoliennes, de batteries et de véhicules électriques au monde et elle peut ainsi se poser en champion de la transition énergétique. Mais la Chine c’est aussi depuis 2018, le leader mondial dans les domaines de l’achat de gaz naturel et du développement de l’énergie nucléaire et hydraulique. C’est aussi très discrètement le plus grand financeur de centrales à charbon auprès des pays émergents (Pakistan, Bangladesh, Vietnam, Indonésie…), pour qui cette énergie est la seule leur permettant d’assumer, à un coût raisonnable, la croissance exponentielle de leur consommation d’électricité alors qu’ils ne trouvent plus les financements auprès des banques occidentales. Ainsi, depuis les accords de Paris, la Chine a financé plus de 200 projets de centrales à charbon (103 GW) dans 34 pays dont 11 africains.
Curieusement, la transition énergétique, sans que personne n’en prenne vraiment conscience, a donc procuré à la Chine, sous le couvert d’une vertu environnementale retrouvée, un moyen d’accélérer sa course vers le leadership mondial, course que seul l’essor providentiel du gaz et du pétrole de schiste américain, ainsi que la lutte pour la maîtrise de l’intelligence artificielle pourront contribuer à ralentir provisoirement.
Y a-t-il une voie intermédiaire entre une géopolitique énergétique mondiale dominée par la Chine et celle d’un monde déchiré par des conflits nationalistes exacerbés par l’impact du réchauffement climatique ? Si oui, il va falloir trouver la réponse très rapidement…
Jean-Jacques NIEUVIAERT,
Président de la Société d’études et de prospective énergétique